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n’y échapperait pas. Mais je me rappelle l’affaire de Quiberon[1]et connais la précaution qu’il faut prendre pour l’éviter. Il est nécessaire que les chefs se compromettent vis-à-vis du tyran de l’Europe, en le demandant eux-mêmes. Je ne me hasarde à vous parler avec cette franchise que d’après ce que Rapatel m’a mandé du résultat des audiences qu’avait bien voulu lui accorder l’Empereur de Russie. »

Nous voilà bien loin du Moreau de 1807, qui refusait d’entrer au service d’un pays en guerre avec la France. Pour la première fois, on le voit manifester le désir de rompre avec son inactivité et de se jeter dans la mêlée. C’est que, lorsqu’il a senti Napoléon perdu, ses vieilles rancunes et ses anciennes ardeurs se sont réveillées, sans qu’on puisse préciser autrement que d’après ses dires ultérieurs, s’il cherche à se venger ou si, au contraire, il ne veut, comme il l’affirmera, que délivrer sa patrie du fléau le plus funeste. Sous le grand patriote qu’il fut toujours, perce un homme en qui l’exil a lentement obscurci la vision du devoir et qui ne croit pas l’enfreindre en allant combattre sous ces drapeaux étrangers que les Français, qui n’ont pas quitté la France, considèrent comme des drapeaux ennemis. Il ne rêve encore, il est vrai, que de marcher à la tête d’une armée de Français et il ne prévoit pas que la voie où il s’est engagé est trop glissante pour qu’il puisse s’y arrêter à son gré.


ERNEST DAUDET.

  1. On sait que les organisateurs de l’expédition de Quiberon commirent l’insigne folie de recruter une partie de leur armée parmi les prisonniers français internés en Angleterre. Une fois débarqués, ces royalistes improvisés allèrent grossir les troupes du Directoire et contribuèrent ainsi à l’écrasement des émigrés.