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livre de M. France, comme de plusieurs entre ses aînés, on tirerait sans peine un manuel du pyrrhonisme, un bréviaire de l’incrédulité, une bible humanitaire. Rien de tout cela n’est assez nouveau pour que nous ayons le droit de nous en montrer fort ébouriffés. Mais est-il encore possible de mettre à ces vieilles sentences des habits pas trop usés ? Il ne le semble pas, puisque la subtilité même de M. France y a échoué.

Sceptiques sur tant de points, les philosophes du XVIIIe siècle avaient pourtant une religion : celle du Progrès. C’est ici que M. France se sépare de ses maîtres. Rien n’est sacré pour cet iconoclaste. On pourrait presque dire que si l’historien des Pingouins a un ennemi intime qui est le moyen âge, il a une bête noire et qui est pour lui la bête de l’Apocalypse : c’est la civilisation moderne. Il en parle avec une sorte d’horreur ; il la symbolise par des visions de cauchemar ; il voit en elle l’abomination de la désolation. Il imagine qu’un de ses personnages est allé faire un tour en Amérique : et il dépeint la stupeur de l’infortuné devant les usines géantes, les ponts de fer, les maisons à quarante étages, et autres perfectionnemens dont les indigènes tirent vanité. L’enlaidissement progressif de Paris lui arrache une protestation qu’il faut reproduire en son entier et que, pour notre part, nous voudrions voir afficher sur tous les murs, aux frais des architectes. « J’admire à quel degré de laideur peut atteindre une ville moderne. Alca s’américanise ; partout on détruit ce qui restait de libre, d’imprévu, de mesuré, de modéré, d’humain, de traditionnel ; partout on détruit cette chose charmante, un vieux mur au-dessus duquel passent des branches ; partout on supprime un peu d’air et de jour, un peu de nature, un peu de souvenirs qui restaient encore, un peu de nos pères, un peu de nous-mêmes, et l’on élève des maisons épouvantables, énormes, infâmes, coiffées à la viennoise de coupoles ridicules ou conditionnées à l’art nouveau, sans moulures ni profils, avec des encorbellemens sinistres et des faîtes burlesques ; et ces monstres divers grimpent au-dessus des toits environnans, sans vergogne… » On aime à trouver dans la bouche de M. Anatole France ces accens d’une juste colère : les ironistes, quand ils ont fini de rire, sont plus terribles que les autres.

Contre la civilisation moderne, je ne crois pas qu’on ait prononcé encore un aussi violent réquisitoire. Et je ne vois pas un des argumens de M. France, auquel ne doive souscrire le traditionnaliste le plus entêté. Économique et industrielle, cette civilisation fondée sur la concurrence n’a pas donné au monde le bienfait si désiré de la