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et sa façon de parler ressemblait au livre sur l’architecture qui m’a plu et qui vous ennuyait, vous. C’était si naïf ! Loin de trouver ces ha désagréables, ils me plaisent, ils donnent à l’italien une certaine physionomie espagnole. J’ai fait la cour à mon compagnon et à son chien tous les deux jours que nous avons passés ensemble pour qu’il jasât, aussi l’a-t-il fait toute la journée. Mais j’avais surtout trouvé la pie au nid dans le cabriolet : un adorateur qui ne savait pas de français non plus, qui m’a fait une déclaration et les yeux doux et une lettre, que sais-je ? Malheureusement il a été obligé de partir le surlendemain de notre arrivée ici, mais il espère venir à Rome pour me retrouver, ou ici quand je reviendrai. Je vous réponds que je n’ai pas fait la sévère et que je ferai accueil à tous les soupirans qui ne sauront pas le français, fussent-ils bancaux, bossus et borgnes, mais celui-ci est fort joli, a de l’esprit et (pour un Italien) de l’instruction : il aime beaucoup Manzoni. Je vous dis qu’il est fort gentil ; seulement, il a la tête plus remplie de Donne que les Espagnols de petites bêtes. Il m’a dit qu’il avait eu des liaisons d’amour avec dix-neuf, et il a vingt-deux ans ! et qu’il n’avait rien trouvé de capable de le fixer avant moi. Dix-neuf femmes, juste ciel !... Et un homme a l’impertinence de me dire cela en s’imaginant que je serais peut-être la vingtième ! Pourtant, il faut que vous sachiez qu’il était très respectueux, malgré de si belles confidences. Quelles drôles de gens que ces Italiens : je n’en reviens pas, dix-neuf femmes ! Oh ! Soliman ou Achmet ou Sélim, vos sérails ne sont rien auprès de cela ! Ne croyez pas non plus que ce fût par fatuité. Du tout, il n’avait pas de vanité, mais très simple et très bon enfant, et je vous réponds que ce qu’il m’a dit est vrai. Je lui ai fait beaucoup de morale et l’ai engagé dans un discours très bien tourné en italien de ne plus s’occuper de Donne, pas plus de moi que d’autres. J’espère que mon sermon et mes défenses auront eu le succès accoutumé des sermons, et que par conséquent je le retrouverai...


Claude Fauriel à Mary Clarke.


Venise, le 11 juin 1824, vendredi.

... Non, chère amie, non, je ne veux pas, je n’ai jamais voulu, et je voudrais moins que jamais que vous ne soyez heureuse qu’à ma façon : il a été un temps où il vous aurait suffi