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une occupation quelconque ; j’ai dessiné, et un quart d’heure j’y ai été un petit peu intéressée, et puis c’est fini ; je lis, et cela me distrait, mais toujours ce fond de dégoût. Pourquoi chez ma sœur, pendant quatre mois, n’ai-je rien éprouvé de semblable ? Je n’avais aucune distraction. Mon Dieu ! que je mériterais un grand malheur ! Je le sens bien, j’ai reçu hier une lettre de ma sœur et une de Dicky qui m’ont fait un peu de bien...

... M. Sirey est venu hier au soir m’apporter des dragées et Mme Belloc[1] plus tard ; cela m’a fait plaisir. Il est drôle à quel point personne ne croit que je suis dévorée de mélancolie et d ennui. Je n’en parle pas, mais je ne m’en cache pas : peut-être qu’une créature humaine ne voit jamais le dedans d’une autre et la pauvre et misérable parole ne fait rien pour cela. Il est possible que dans une autre manière d’être, un sixième sens dont nous n’avons pas l’idée, fasse voir et comprendre tout ce qui se passe dans les autres, et que la sympathie y gagne et y soit d’une nature toute nouvelle...


Mercredi, le 4 janvier.

Enfin, je l’ai vu hier, et, chose étrange et absurde, je suis parfaitement tranquille. Dieu sait combien cela durera. Il m’a paru moins grand et ses yeux moins beaux que la première fois. Mais il me plaît toujours infiniment, lui plus que ce qu’il dit. Nous avons parlé de l’Italie : il dit qu’il y a des géans, que le Piémont est admirable ; de Manzoni, il le trouve trop faible ; de Gœthe. il dit que Gœthe même est gauche, que toute l’énergie de l’Allemagne est en Prusse, qu’il y a à Berlin quinze ou seize hommes plus qu’Européens, universels, et que cependant il leur disait : « Il y a en Italie, cachés dans le bloc, des hommes bien autres que vous. » Je n’en crois rien, moi ; mais Cousin a de l’imagination. Cependant il est possible : il les a vus de plus près que moi. C’est surtout du Piémont qu’il parle ; il a quelques mauvaises manières de dramatiser son visage qui m’ont rappelé M. Sirey. Je ne puis croire à une ressemblance de caractère ; cependant Cousin, le charmant Cousin, n’est pas naïf. Pourquoi me plait-il tant ? Il n’a pas l’ineffable grâce candide de Manzoni ; il n’a pas le raisonnement juste, le style orné, l’élégance de Fauriel ; il n’a peut-être pas même autant de

  1. Une amie de Mme Clarke, dont le nom revient quelquefois dans la correspondance de la famille. (Communication de M. de Mohl.}