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Fauriel se sentait tranquille. Je lui demandai à quoi il pensait : « À Grégoire, » me répondit-il. Il y a un mois il ne pensait qu’à moi, et se tourmentait. Je ne sais si je n’éprouvai pas un léger malaise à cette réponse, mais je n’y cédai point. D’ailleurs il ne pensait pas à moi. Bientôt je dis que j’avais un besoin perpétuel de plaisir. Il me dit que je ne savais pas ce que c’était. Je le niai, je lui définis le plaisir. Il me dit que je ne comprenais que les plaisirs intellectuels, que j’étais une bûche, mais la plus gentille qui fût jamais, que les baisers ne m’en faisaient que parce qu’ils exprimaient la tendresse. Je fus étonnée de m’entendre appeler bûche ; je suis la bûche la plus enflammée qui fut jamais. — C’est vrai, me dit-il, mais vous êtes une réunion de contrastes. — Je tâchai de lui prouver, ce qui est vrai, que c’est l’excès de la passion de ma nature qui me rend ce qu’il appelle bûche ; mais il ne put me comprendre. Je lui dis : « Puis c’est un grand orgueil qui fait que je méprise tout ce qui tient aux sens, mais je ne suis pas plus bûche qu’une autre. » Il me soutint que c’était constitutionnel chez moi, mais que seulement mon orgueil et tout le reste m’aidait. « Cela n’est pas vrai, je le lui dis, mais jamais aucun homme ne me comprendra. « Je lui dis que le sentiment, dépeint dans Euripide, qu’Hippolytea pour Diane, est un haut degré de passion, et que la passion est bien plus forte quand elle a ce caractère dur et tout intellectuel. J’eus beau faire, il n’y comprit rien. Qu’il est triste de n’être jamais comprise ! Y a-t-il un monde, une sphère dans cet espace que je regarde le soir, où il y ait une manière d’exister à découvert, où la parole ne soit pas nécessaire ? Il n’y a que dans cette sphère que la sympathie existe. Ici, nous ne faisons que la goûter. Fauriel me comprend pourtant mieux que personne. Il me dit que Mme Manzoni me ressemblait. Cela n’est pas vrai.

Je le quittai à midi. Je peignis au Louvre le reste du jour. L’ennui me rongeait. Je pensais sans cesse : « Viendra-t-il ce soir ? » Mes pressentimens disaient non : tout le soir je restai couchée sur le sofa et j’étais si remplie de tourment que je ne pus parler malgré que Joséphine fût là. Tout ce que Cousin m’avait dit me donnait des angoisses inexprimables, et il ne venait point. Une demi-heure avec lui m’aurait tranquillisée. Je pensais et je pense depuis quelque temps à la mort d’une manière qui m’est nouvelle : la perte de mon identité ne m’effraye plus. Voici par quelle suite de raisonnemens : je suis sûre que l’âme