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savons par quels délicats scrupules de conscience elle a été empêchée, à deux reprises, d’accorder sa main à de jeunes hommes dont l’un, en tout cas, l’érudit Cayley, lui était aussi cher qu’elle l’était pour lui. La première fois, elle s’est refusée à devenir la femme du peintre Collinson, parce que celui-ci s’était converti au catholicisme ; plus tard, elle a repoussé l’offre de Cayley, faute de trouver chez lui une foi chrétienne correspondante à celle qui, désormais, avait pris possession de son propre cœur. Mais ses lettres, venant après ses recueils de vers, nous apprennent qu’il n’y a pas jusqu’à son amour pour Cayley qui n’ait encore été, surtout, une passion de « poète, » une affection tout idéale, où les sens n’avaient aucune part, et dont la satisfaction n’impliquait nullement les liens du mariage. La profonde souffrance que lui a causée ce profond amour n’a dépendu en rien de la séparation effective qu’elle a cru devoir maintenir entre son ami et elle : aimant son ami et se sachant aimée de lui, elle aurait vécu parfaitement heureuse à distance de lui, si seulement elle avait pu l’amener à concevoir comme elle la signification et l’objet de la vie. C’est pour le salut à venir de Cayley, pour l’éternelle réunion de leurs deux âmes, qu’elle adressait à Dieu les sublimes prières qui remplissent, notamment, la série de ses vers en langue italienne. Qu’on lise, par exemple, cet appel pathétique :


Que te donnerai-je, Jésus, mon bon Seigneur ? — Ah ! celui que j’aime le plus, c’est lui que je te donne ! — Accepte-le, Seigneur Jésus mon Dieu, — lui mon seul doux amour, comme aussi mon cœur ! — Accepte-le pour toi, et qu’il te soit précieux ; — accepte-le pour moi, et sauve mon époux ! — Je n’ai que lui, Seigneur, ne le dédaigne point, — qu’il te soit cher au cœur entre ceux que tu aimes ! — Rappelle-toi que, sur la Croix, — tu priais Dieu ainsi, d’une voix pleurante, — d’un cœur palpitant : « Ce qu’ils font, — mon Père, pardonne-le, car ils ne savent pas ! » — Et lui non plus, Soigneur, il ne sait pas Celui qu’il repousse, — et lui aussi t’aimera, s’il vient à te connaître... — Et, donc, donne-toi à nous, pour que nous soyons riches ; — et puis refuse-nous tout le reste, puisque nous aurons tout !


De même encore, dans l’un des sonnets de cette Monna Innominata qui renferme, peut-être, quelques-uns des vers les plus musicaux et les plus tendrement passionnés de la langue anglaise :


S’il est vrai que j’aurais pu confier ton destin à mes propres forces, — ne vaut-il pas mieux que je le confie à la main de Dieu, — sans la volonté de qui un lys ne saurait fleurir, — ni un moineau tomber à son heure fixée ;

De Dieu qui connaît le nombre sans nombre des grains de sable, —