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La morale, pour une âme religieuse surtout, touche de si près à la religion, que les deux problèmes sont inséparables. On n’en jugeait pas toujours ainsi au XVIe siècle. La Renaissance avait remis en honneur et en lumière les principaux monumens de la philosophie morale des anciens : on fut émerveillé de tout ce que ces œuvres, trop longtemps méconnues, enfermaient d’observations ingénieuses ou profondes, de haute sagesse, d’humanité en un mot. D’année en année, et de proche en proche, surtout en France, on les réédite, on les traduit, ou les commente, on s’en inspire avec une rare ferveur. C’est pour répondre à cette faveur croissante du public qu’Amyot a traduit tout Plutarque en français. Avant qu’il n’eût donné, en 1572, sa traduction des Œuvres morales, le seul traité des Règles de mariage avait été traduit au moins six fois dans notre langue, et quelques-unes de ces traductions avaient été rééditées jusqu’à trois et quatre fois. Le succès des Œuvres morales fut si vif, qu’en dix années, ces deux in-folio ont été, sous divers formats, réimprimés au moins cinq fois. Par toutes ces publications, un état d’esprit assez singulier se forme et se répand, dont peut-être un jour tenterai-je d’esquisser ici l’instructive histoire, et qu’on ne saurait mieux définir, ce semble, qu’en l’appelant un néostoïcisme. Sans bien s’en rendre compte, le plus souvent, on admire dans la morale la plus haute qu’ait produite l’antiquité païenne, dans les nobles vies que cette morale a inspirées et soutenues, quelque chose d’analogue à ce qu’on croyait jusqu’alors l’apanage unique, exclusif, de la morale chrétienne. On fait naturellement bénéficier le stoïcisme, tel que Sénèque ou Plutarque, Epictète ou Marc-Aurèle le représentent, de tous les généreux souvenirs, de tous les actes de vertu que les anciens nous ont transmis : Aristide et Socrate, Cincinnatus et Cornélie ont collaboré au nouvel idéal, lui ont fourni quelques traits, aussi bien que Zénon, Thraséas ou Caton d’Utique. Ce nouvel idéal s’est imposé à presque toutes les imaginations durant la seconde moitié du XVIe siècle : on en retrouve les traces, aisément reconnaissables, à travers toutes les œuvres du temps ; il va bientôt s’exprimer doctrinalement dans un ouvrage de Juste-Lipse, la Manuduclio ad stoïcam philosophiam, et dans toute notre littérature classique, au moins jusqu’à Pascal, chez Balzac, chez Malherbe, chez Corneille, chez Descartes, on le verra, plus ou moins transformé, mais nettement reparaître.