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les décrire, tels que j’ai pu les voir. Je ne préjuge en rien de l’avenir. J’essaie seulement, par-delà les gestes et les paroles, de saisir un peu des âmes.


I

Quand j’arrivai à Constantinople, pendant l’automne de 1906, je m’empressai d’interroger quelques compatriotes sur ces terribles Jeunes-Turcs dont il était question si souvent dans nos journaux. On se moqua de moi : « Vraiment, il fallait débarquer de France pour croire à ces êtres fantastiques ! Les Jeunes-Turcs étaient une espèce disparue, introuvable à Péra comme dans tout le reste de l’Empire. Le Sultan y avait mis bon ordre. Peut-être qu’en cherchant bien, on découvrirait tout de même quelques échantillons de ces fossiles, mais c’étaient des crétins inoffensifs. Le Jeune-Turc n’existait qu’à Paris, ou dans l’imagination des Parisiens : de vagues mouchards payés par l’ambassade ottomane pour surveiller les exilés, ou bien des révolutionnaires de contrebande, des malins qui savaient faire chanter à la fois le gouvernement impérial et ses victimes, en menaçant l’un de révélations sensationnelles, et les autres de dénonciations… » Finalement, après m’avoir ouvert les yeux sur les aléas d’une révolution, mes interlocuteurs conclurent : « Nous avons Abd-ul-Hamid, gardons-le !… Ce bon Sultan ! s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer ! »

Des gens sérieux, des personnages officiels qui se piquaient, de par leurs fonctions, d’être bien renseignés, me tinrent des propos identiques : « C’est fini ! me dirent-ils. Les réformateurs sont découragés, dispersés, réduits à l’impuissance. Jamais le gouvernement n’a été plus fort. La révolution est enterrée ! »

En conséquence, j’adoptai le parti de contempler le paysage, toute autre occupation étant alors assez dangereuse pour un étranger. Ce n’était même pas toujours facile, car la simple fantaisie de regarder un mur pouvait autoriser les pires soupçons. Un jeune homme, ancien élève du lycée de Galata-Séraï, que j’avais rencontré chez un ami, se proposa très aimablement pour me servir de guide. Mais c’était un guide, la plupart du temps, platonique : au bout de trois semaines, je connaissais