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Tandis que, mystérieusement, il enfilait une ruelle, je scrutais avec précaution les alentours, repris par ma phobie de l’espionnage. Le fait est qu’en ce moment-là, on se sentait perpétuellement surveillé par des nuées de mouchards invisibles. Il y en avait partout, et la peur de chacun en inventait encore, en flairait dans les plus quelconques individus. On en rencontrait d’authentiques qui stationnaient en permanence sur les trottoirs, en face des Postes étrangères, afin de noter les Ottomans qui se livraient à une correspondance subreptice. Il s’en glissait jusque dans les banques, du moins, on me l’assurait. En tous cas, je fus un peu surpris, pour ma part, de l’interrogatoire minutieux que m’infligea, au Crédit Lyonnais, un employé grec vraiment trop curieux de ce que je venais faire à Constantinople. Au Café Tokatlian, le grand restaurant de Péra, tout le monde s’observait ; les conversations s’échangeaient à mi-voix, et, quand une personne entrait, quelle qu’elle fût, instinctivement on se taisait : il y avait un instant de silence tout à fait impressionnant et significatif pour les gens avertis.

Ces symptômes, quand je les rapprochais, me donnaient singulièrement à réfléchir : d’un côté, un sourd grondement de révolte, de l’autre, un déploiement colossal de forces policières et militaires ; une énorme organisation répressive qui ne se justifie qu’en temps de guerre ou d’insurrection : en somme, la terreur à l’état aigu dans les deux camps ! Je me disais : « Ceux qui croient à la durée de ce régime sont ou bien des naïfs ou des gens intéressés au maintien du statu quo. Le Sultan a beau multiplier les mesures atroces, exterminer tous les élémens rebelles, il doit se sentir isolé, seul, affreusement seul, au milieu de ce peuple frémissant et silencieux ! »

Le 4 octobre, jour de la fête de son anniversaire, j’en eus plus que jamais l’intuition très précise. Certes, je ne m’attendais pas à trouver dans les rues des foules délirantes d’enthousiasme, ni même une animation insolite. Mais je pensais que les illuminations officielles allaient me transformer la Corne d’Or, habituellement ténébreuse et morne dès la tombée de la nuit, en un lac fantastique, en un immense parterre d’eau tout éblouissant de lumières et de reflets… Je sors, plein de cette illusion. La grande rue de Péra a son aspect de tous les soirs, sauf que les façades de la Préfecture et du Karakol (le bureau de police) resplendissent de tous leurs cordons de gaz allumés. Des