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son unique ami, mêlait son ronron au bruit monotone de la plume d’oie grattant le papier.

La créature qui achevait ainsi sa longue existence dans la solitude et le dénuement avait été honorée, jadis, d’un privilège merveilleux, et tel qu’il n’y a certes pas une femme qui ne doive profondément envier celle qui l’a reçu. Elle avait eu le bonheur et la gloire d’être fiancée, pendant quatre ans, à l’un des plus grands hommes de l’histoire du monde ; et c’est à elle que l’auteur de Fidelio et de la Symphonie avec chœurs avait envoyé cette lettre fameuse « à l’immortelle bien-aimée, » ce brûlant et pathétique poème d’un amour presque surhumain, qui depuis longtemps a pris place, dans tous les cœurs, à côté de ses plus sublimes expansions musicales. La lettre a été traduite bien souvent ; mais je ne résiste pas au désir de la citer une fois de plus, avant de raconter brièvement la curieuse querelle historique qui s’est élevée à son sujet, et que vient enfin de trancher la découverte des Mémoires originaux de l’ « immortelle bien-aimée » du maître allemand :


Le 6 juillet, au matin.

Mon ange, mon tout, mon moi, quelques mots seulement aujourd’hui, et avec un crayon (avec le tien) ! Ce n’est que demain que mon logement se trouvera assuré : quelle misérable perte de temps, dans tout cela ! — Mais pourquoi ce profond désespoir, lorsque la nécessité parle ? Est-ce que notre amour pourrait exister autrement que par des sacrifices, par l’obligation de ne pas tout demander ? Peux-tu rien changer à cette situation qui exige que tu ne sois pas toute à moi, ni moi tout à toi ? — Au nom du ciel, regarde la belle nature, et tranquillise ton âme sur ce qui doit être. C’est l’amour qui exige tout cela, et à juste titre : ainsi il en est pour moi avec toi, pour toi avec moi. Mais tu oublies trop facilement que j’ai désormais à vivre pour toi comme pour moi : oh ! si nous étions tout à fait réunis, ces choses pénibles te seraient aussi légères qu’à moi ! — Mon voyage a été affreux ; je ne suis arrivé ici qu’hier matin à quatre heures. Faute d’assez de chevaux, la poste a choisi un autre itinéraire : mais quelle terrible route ! A l’avant-dernier relais, on m’a déconseillé de voyager la nuit, en m’effrayant d’une forêt à traverser ; cela n’a fait que m’exciter davantage, et combien j’ai eu tort ! Car la voiture a failli se briser, sur cette odieuse route ; et sûrement je serais resté à moitié chemin, sans les bons postillons que j’avais.

Esterhazy a eu, sur l’autre route, la même mésaventure, avec huit chevaux, que moi avec quatre ; et je dois ajouter que j’ai éprouvé aussi une part de plaisir, comme toujours lorsque je surmonte heureusement un obstacle. Mais maintenant, bien vite, je reviens des choses extérieures à celles du dedans ! Bientôt nous nous reverrons ; pour aujourd’hui, je ne puis pas te communiquer les réflexions que j’ai faites sur ma vie, durant