Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 50.djvu/469

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

puis les allusions cessaient, la correspondance du maître reprenait son ancien accent de tristesse bourrue, et le beau-frère de Wegeler écrivait de Vienne à celui-ci que, « selon toute apparence, la grande affaire du mariage de leur ami s’était décidément effondrée. » Désormais, le second roman amoureux de Beethoven disparaissait pour toujours, de l’horizon de sa vie : à moins qu’on voulût en reconnaître un dernier écho dans la plainte tragique qui, vers le même temps, s’était exhalée du cœur du poète-musicien sous la forme du plus déchirant, à la fois, et du plus mélodieux de ses lieds, — celui qui avait pour texte les vers de Goethe : « Ne séchez point, larmes d’un amour éternel ! » Ces larmes, que renouvellera d’âge en âge, au long des siècles, la simple et tragique cantilène du maître, comment ne pas supposer qu’on en devait la source à « l’immortelle bien-aimée ? »

Quant au nom de celle-ci, Thayer se déclarait incapable de le déterminer avec certitude. Tout au plus pouvait-il, à son tour, proposer une hypothèse, en se fondant sur les faits connus de la vie mondaine du compositeur pendant les années 1806-1810. Parmi les nombreuses jeunes femmes de la société viennoise que Beethoven, pendant ces années, avait fréquentées le plus assidûment, la seule qui semblât avoir occupé une certaine place dans ses pensées était une comtesse Thérèse Brunsvick, sœur d’un violoncelliste avec qui il avait toujours été lié d’une très étroite et fidèle amitié. Cette jeune fille était également la cousine de Guilietta Guicciardi, et avait, d’abord, reçu avec elle les leçons de Beethoven : mais bientôt ses rapports avec celui-ci étaient devenus assez familiers pour qu’il lui dédiât une sonate, — celle, précisément, qu’il devait toujours ensuite préférer à toutes les autres, — et composât pour elle un lied, Je pense à toi ! ainsi qu’une série de Variations à quatre mains sur ce même petit chant, publiées plus tard avec une nouvelle dédicace à Thérèse et à sa sœur cadette. Plusieurs fois il avait séjourné dans les châteaux hongrois des Brunsvick, à Martonvasar et à Korompa. Écrivant au comte François Brunsvick, il le chargeait « d’embrasser sa sœur Thérèse. » Et jusqu’au terme de sa vie il avait gardé dans sa chambre, et soigneusement transporté avec lui de l’une à l’autre des innombrables maisons qu’il avait habitées, un portrait peint de Thérèse Brunsvick, donné jadis par elle avec cette inscription de sa main : « Au rare génie, — au grand artiste, à l’homme excellent. — De T. B.[1]. »

  1. Ce tableau se voit aujourd’hui à Bonn, où il est une des pièces les plus précieuses du petit musée installé dans la maison natale de Beethoven. Plusieurs des personnes qui ont connu Thérèse Brunsvick dans sa vieillesse affirment n’y avoir retrouvé aucun de ses traits, — ce qui prouverait tout au plus que l’amie de Beethoven avait beaucoup changé, en vieillissant. Mais, d’autre part, je ne serais pas éloigné de penser que le tableau, œuvre excellente du peintre Lampi, n’a jamais prétendu être un portrait, et que Thérèse Brunsvick a simplement donné à son fiancé l’image d’une Muse, avec cette dédicace autographe qui devait lui rendre le tableau infiniment cher.