Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 50.djvu/99

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

manifestement inférieur aux arts de la couleur et de la ligne. Mais il divulgue l’âme des hommes, l’âme des choses, immédiate, sous une forme mouvante. Tandis que les arts plastiques restent bornés à la représentation corporelle et figée d’un instant ; tandis que la poésie, assujettie à l’intermédiaire de la parole, n’atteint notre sensibilité qu’avec notre raison, « la musique n’exprime jamais le phénomène, mais uniquement l’essence intime du phénomène. » Il faut en revenir à Schopenhauer, quand on veut définir cette langue « que la raison ne comprend pas, » mais qui s’impose, si directement intelligible, à notre sensibilité. Où le phénomène seul existe et doit être exprimé, elle n’a que faire. On peut dire qu’elle-même est un phénomène, une apparence de cette essence du monde, de cette « volonté, » qu’il ne faut pas entendre alors dans un sens cosmologique ou métaphysique, mais seulement comme le centre actif et réceptif des émotions humaines. La musique, à l’égal des apparences naturelles, est un symbole. Si, au lieu de substituer son apparence propre à ces apparences, ce n’est que ces apparences qu’elle prétend explorer, elle n’est plus que le symbole d’un symbole : et qu’elle devient impuissante en ce cas ! Qu’elle est vaine et reste au-dessous d’elle-même, lorsque du sentiment elle ne veut connaître que l’acte, ou le cri !

Ainsi que faisait Gœthe, la musique, mieux comprise, retrouve sous le monde phénoménal, infiniment divers, ce monde intérieur où toutes les particularités s’effacent ; elle le traduit : elle est le geste de l’âme. N’est-ce pas dans cet esprit généralisateur qu’un Beethoven avait dû lire Faust, quand il médita d’en faire un opéra ? Sans doute, en l’état où se trouvait à son époque la musique dramatique, n’y eût-il qu’imparfaitement réussi. Mais l’œuvre de Beethoven est comblé de ces mêmes sentimens qui agitent l’âme de Faust. Que serait-il, sinon la manifestation accomplie de la volonté de vivre, au travers des souffrances, des déceptions, des erreurs propres à l’homme, la vie dans sa vérité supérieure et le plus intensément possible : de « vivre mille fois la vie[1] ? » Apre et claire perception de

  1.  » Vous ne me verrez qu’aussi heureux qu’il m’est donné de l’être ici-bas : pas malheureux, — non, je ne pourrais le supporter ; je veux saisir le destin à la gorge ; sûrement il ne m’abattra pas tout à fait. Oh ! c’est si beau de vivre la vie mille fois ! » (Correspondance de Beethoven, traduite par M. Jean Chantavoine, lettre à Wegeler, du 16 novembre 1800.)