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étaient un luxe aux yeux du même paysan pour qui sa carriole attelée d’un cheval est aujourd’hui une chose de première nécessité.

Rien ne s’oppose à ce que beaucoup de « luxes » actuels deviennent des « besoins » dans l’avenir ; ni d’ailleurs à ce que, par une marche inverse des prix, des « besoins » usuels et communs naguère soient promus au rang de « luxes. » On en vit un exemple au xvie siècle lorsque l’enchérissement de la viande força les classes populaires à y renoncer. La multiplicité des domestiques au xviie siècle, où les gages d’un laquais ne dépassaient pas 300 francs par an, correspondait à une moindre opulence que de nos jours ; et les perles fines n’étaient pas, au xive siècle, une parure inaccessible aux classes moyennes, lorsque les grosses perles d’Orient coûtaient 70 francs et les petites 6 à 7 francs. La possession d’une tapisserie ancienne des Gobelins n’était pas, au début du règne de Napoléon III, l’apanage des fortunes exceptionnelles, lorsque les mêmes, qui se payent maintenant 200 000 ou 300 000 francs la pièce, se vendaient 400 et 5OO francs aux environs de 1850. Les tapis persans, assez répandus parmi notre bourgeoisie contemporaine, lui échapperaient aussi le jour où les femmes de Perse, émancipées, cesseraient de travailler pour 0 fr. 20 par jour.

De quelque marchandise qu’il s’agisse, la baisse ou la hausse de son prix a cette conséquence de la déclasser, de la transférer de la catégorie somptueuse ou superflue à la catégorie usuelle, et réciproquement. Ces catégories n’ont donc rien de fixe, et les déclassemens ne s’opèrent pas toujours dans le même sens.

Nous assistons depuis soixante-dix ans à un développement inouï de l’aisance ; il n’en faudrait pas conclure que c’est là un phénomène naturel et quasi fatal de la civilisation, comme aux rosiers chaque printemps fleurissent des roses. Loin que les « progrès » poussent tout seuls, il faut que la Science les enfante un par un dans la peine. Tarde-t-elle à les réussir, à les imposer, le cours normal de la vie peut parfaitement appauvrir des populations, même libres et éclairées, mais grossissantes. On pouvait signaler vers 1830, comme un fait évident, que « l’artisan, à mesure que nous avançons, tire un moindre parti de son travail ; » parce qu’en effet, si l’on comparait les salaires et les consommations de 1810, 1800 ou même 1790 à ce qu’ils étaient dans les premières années du règne de Louis-Philippe, on constatait que,