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lui-même étonné de ce genre si nouveau pour lui : « Nul lyrisme, pas de réflexion, la personnalité de l’auteur absente. Ce sera triste à lire : il y aura des choses atroces de misère et de fétidité[1]. » Il s’y astreignit, comme à une besogne ingrate. Il s’y fit violence et s’y dompta. Ce fut Madame Bovary.

On voit assez bien comment s’est opérée la transformation. Elle est dans la logique des choses. Car les romantiques, qui au surplus ne se sont jamais piqués d’être gens de bon sens, n’étaient guère conséquens avec eux-mêmes. Ils accablaient de leurs mépris le bourgeois, puis ils s’empressaient de lui confier leurs émotions les plus intimes. Ils jetaient l’anathème à la foule, après quoi ils se donnaient en spectacle devant elle. Au contraire, et à bien raisonner, l’isolement de l’artiste devait entraîner comme conséquence nécessaire qu’il ne laissât rien transparaître de lui-même dans son œuvre. Du jour où il aurait ainsi compris son rôle, l’écrivain devait s’apercevoir que l’art soutient toute sorte de rapports avec la science, et modeler son attitude sur celle du savant impersonnel, impassible et dégagé de toutes considérations pratiques ou morales. Telle est la règle à laquelle ne cessera plus de se conformer Flaubert, qu’il écrive d’ailleurs des Bovarys et des Salammbôs, et des Éducations sentimentales ou des Hérodias. Le changement de front est complet, et les historiens de Flaubert ont pleinement raison d’y insister. Seulement, la remarque a besoin d’être aussitôt corrigée par une autre. En effet, ce qui est très remarquable chez Flaubert, c’est combien les traits essentiels de son caractère étaient arrêtés dès la première jeunesse. De même il avait conçu lors de ses débuts l’idée première des œuvres que son âge mûr a réalisées. Le moyen de croire qu’il ait jamais dit adieu au romantisme foncier dont témoignent ses premiers écrits ? Le changement chez lui s’est réduit à un changement de méthode. L’artiste s’est modifié, mais non l’homme. Tous les traits que nous avons relevés depuis les Mémoires d’un fou jusqu’à la Tentation, — pessimisme, horreur pour les temps modernes, goût du grotesque, lyrisme du style, — se retrouveront dans Madame Bovary comme dans Salammbô. Flaubert est un romantique d’imagination et de sensibilité qui s’est imposé une discipline inspirée des classiques. Ou, si l’on préfère, c’est un romantique de tempérament qui a fait un grand effort de volonté pour se convertir au classicisme et n’y a qu’en partie réussi.


RENE DOUMIC.

  1. Correspondance, février 1832.