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changer d’habit, on y jeta le général ; les gendarmes lui passèrent les menottes ; on partit…

Alors, commença un supplice d’ignominies et de souffrances. Au long de l’interminable chemin, dans les poudreuses traverses de l’Orléanais, de la Touraine, du Poitou et de la Saintonge, sous les brûlures d’un soleil estival, — rien pour la faim, ni pour la soif ! Déporté politique, Argoud devait se nourrir à ses frais ; il n’avait pu se munir d’argent : ses gardiens furent obligés de lui donner leur pain. Lorsqu’on entrait dans un village, les habitans sortaient de leurs maisons ; la vue de ce forçat couvert de broderies mettait les campagnards en liesse ; ils huaient le vendeur d’orviétan : aux pays rabelaisiens, les humeurs de piot durent en conter de belles… Fouaillé par tant d’outrages, le soldat releva la tête : « A quoi bon vos gendarmes ? écrivit-il au Premier Consul… Un ordre m’eût suffi : j’ai su commander ; je sais obéir. » A défaut de raison, l’officier de l’an II avait enfin recouvré l’honneur…

Mais, à l’île d’Oléron, sa démence le reprit. Le détenu recevait, maintenant, quarante sous par jour, et cependant faisait des économies, car il avait en tête de grands projets. Un matin, il s’évada, traversa le Pertuis, et se fit débarquer à Rochefort : son superbe uniforme habillait encore sa minable personne. Aussitôt, la plus navrante des bouffonneries ! Dans la rue, il avise deux sergens, les accoste et les apostrophe :

— Salut, mes braves ! Dégustons-nous ensemble une bouteille de cognac ?

Un général offrant à boire ? Parbleu, ils acceptèrent. Argoud paya le fil-en-quatre, puis, l’ivresse opérant, confia ses grandioses desseins :… « Le Corse est un tyran ! Aidez-moi à soulever la garnison de Rochefort ! Nous marcherons sur Paris pour proclamer une Convention !… » Les autres s’ébahirent, mais, ce blagueur parti, le dénoncèrent…

A Saintes comme à Rochefort, ce fut alors un bel émoi bureaucratique. Préfet, commissaires, général, colonel prodiguèrent, très émus, des lettres compliquées ; on enferma le fauteur de révolte dans la forteresse d’Oléron, puis la frégate Cybèle l’emporta vers la Guyane, cette grande mangeuse de déportés… « Argoud, bavard dangereux ; éducation très négligée ; conduite à surveiller strictement, » disaient les instructions transmises au gouverneur. Mais Victor Hugues, ce gouverneur,