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et selon quelles circonstances il se distribuait ; on se demandait pourquoi l’épopée française, œuvre des hommes du Nord, s’était passionnée pour le sort des villes de Provence et du Languedoc. Le petit sanctuaire de Gellone répond à ces mystères, et c’est parce qu’il a été l’asile du saint que, trois siècles après sa mort, les religieux eurent l’idée d’y attirer les pèlerins. « Si par maladie ou par accident, écrit M. Bédier, le comte Guillaume de Toulouse était mort vers l’an 803 avant d’avoir pu se rendre moine au monastère d’Aniane, et de fonder le monastère de Gellone, pas une des chansons de geste et pas une des légendes de notre cycle n’existerait. Et pas une de ces chansons ni de ces légendes n’existerait si par hasard, trois siècles ou plus après la mort de cet homme dans l’abbaye de Gellone, les moines de cette abbaye n’avaient eu le souci d’attirer vers ses reliques les pèlerins de Saint-Gilles de Provence et de Saint-Jacques de Compostelle. »


III

Ayant fait ces découvertes, M. J. Bédier s’est trouvé, comme ce personnage dont parle Stendhal, plus étonné qu’heureux. Il venait en effet d’établir qu’il y avait une exception très probable à la règle vénérable par où l’on avait coutume d’expliquer les chansons de geste. Lui-même avait cru, en commençant son étude, s’appuyer sur des théories généralement admises et rendre compte par elles des épopées qui lui plaisaient. Et voici que les faits ne confirmaient nullement ces théories ; voici même qu’ils les contredisaient. Il y avait heureusement un moyen de sortir d’embarras ; c’était d’examiner à leur tour les autres cycles. M. J. Bédier s’est mis à cette étude nouvelle avec curiosité, et sans fièvre : sa foi dans la théorie générale de Gaston Paris n’était pas ébranlée, et les conclusions auxquelles il avait abouti par la critique du cycle de Guillaume ne pouvaient pas encore lui paraître avoir une portée générale. Mais l’esprit critique est implacable : il a ses voies mystérieuses par où il mène les érudits à ses fins. M. J. Bédier s’étant mis en quête de faits confirmant la thèse ancienne ne trouva que des exceptions. A la première, il ne s’émut pas à l’excès, et pensa que ce second cycle devait aller rejoindre le cas singulier de Guillaume. A la seconde, il s’étonna ; à la dixième, son audace l’effraya. Au bout de cinq années de travail, il ne restait plus que des exceptions à la règle.