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écrit sous la dictée du peuple qui lui raconte de toutes parts ses beaux rêves[1]. » Voilà le fond de la théorie romantique avec laquelle on expliquait indifféremment Ossian, le Mahabarata, les Nibelungen, les poèmes homériques ; et voilà comment on expliquait aussi nos chansons de geste. L’humanité est tout, et l’homme est peu de chose ! Ainsi parlait Renan, après avoir entendu M. Gérusez ; mais M. J. Bédier ne peut plus penser de même. La personne du poète n’est pas si indifférente. On peut même saisir par quelques exemples quelle part appartient à ces chanteurs tard venus, que la critique confond avec mépris sous le nom de remanieurs. Quelques-uns ont été les véritables créateurs d’une légende. C’est ainsi que dans une ancienne chanson, le jeune Vivien, neveu de Guillaume, combat en héros aux Aliscans, se confesse et meurt. Mais le même épisode dans une autre chanson s’est enrichi d’une donnée pathétique. Vivien a fait vœu jadis de ne jamais fuir en bataille ; blessé, affolé aux Aliscans, il oublie un seul instant sa promesse, revient aussitôt se battre, mais tombe mortellement blessé, et la confession, banale dans la première version, tire toute sa grandeur de l’aveu qu’il fait de son parjure et de son remords. De même, la forme primitive de la Chanson de Roland[2]nous fait voir le héros attaqué, se défendant bien, et sonnant du cor à la fin pour appeler Charlemagne : ce n’était qu’un récit de bataille. Mais plus tard, un poète se demanda pourquoi Roland sonnait si tard de son cor ; il imagina l’orgueil, la desmesure du héros, et par-là il transformait toute la légende, faisant dépendre le drame du caractère de Roland, et transportant l’action « du monde déterminé des faits dans le monde libre des volontés. »

  1. Cahiers de Jeunesse, 1845-46, p. 117-118-121-124. — Renan continue en remarquant combien tous ces poèmes primitifs se ressemblent, et à ce sujet il cite « le chant des Escualdunac sur leur victoire à Roncevaux. » À ce sujet, on lira avec intérêt cette note de M. Bédier : « Les Escualdunac sont les Basques, et Renan fait allusion au chant d’Altabiscar, poème en langue basque, qui célèbre la défaite infligée par les Basques, en 778, à Charlemagne. On a cru longtemps à l’authenticité de ce poème, qui était censé avoir été composé peu après 778. Il a servi à étayer les idées de Wolf et de Herder sur la « poésie primitive » et Victor Hugo y a pris plusieurs traits d’Aymerillot. Par malheur, ce chant d’Altabiscar est une mystification de l’époque romantique, de la même espèce que les faux de Mérimée et de Hersart de la Villemarqué. L’auteur du chant des Escualdunac était Garay de Monglave, qui le composa en 1828. La supercherie fut démontrée en 1866 par J. -F. Bladé. »
  2. Le pseudo-Turpin, si du moins, ajoute M. Bédier, il faut admettre le classement des versions de la légende proposé par Gaston Paris.