Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 51.djvu/799

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les souvenirs, les religieux qui les gardent, les pèlerins qui les visitent, les jongleurs qui les célèbrent. Qui a été l’architecte, et d’où lui est venue l’inspiration créatrice ? S’il n’y avait pas eu d’abbaye de Gellone, dit M. Bédier, il n’existerait pas de cycle de Guillaume ; s’il n’y avait pas eu de pèlerinage de Compostelle, nous n’aurions pas de Chanson de Roland. Soit : mais ni l’abbaye de Gellone, ni le pèlerinage de Compostelle ne déterminaient nécessairement cette forme spéciale de réclame pieuse, ou de distraction qu’est une chanson de geste. Au terme d’une analyse perspicace et brillante, il reste un fait irréductible, et il faut admettre qu’il y a eu un jour en France un homme de génie qui a su créer un poème.

Peut-être sa tâche s’est-elle trouvée facilitée par des traditions populaires. Non que l’art soit incapable à lui seul de faire revivre un personnage historique oublié ou d’imaginer un type légendaire : en notre temps Cyrano et Tartarin sont là pour attester la puissance des écrivains. Mais la fiction est plus explicable encore, plus généralement accueillie si elle est préparée par des souvenirs épars, par des récits de village ou de monastère. Le grand philologue allemand à qui M. Joseph Bédier a dédié son ouvrage, M. Hermann Suchier, reconnaît toute l’originalité et l’importance des études de son collègue français. Il se demande toutefois comment les souvenirs historiques fournis par les moines ont pu se transposer en de vastes poèmes, si déjà une tradition ne les conservait pas. Sans ressusciter les cantilènes primitives qui semblent désormais évanouies, il est possible que les légendes aient eu déjà quelque existence rudimentaire parmi les hommes instruits, habitués à lire la Vie des saints et les chronologies de monastère, et aussi parmi le peuple vivant autour des abbayes. M. Bédier reconnaît quelque part que certains poèmes font allusion à des légendes anciennes obscures pour nous. L’homme qui le premier a composé une chanson n’a pas probablement tout inventé ; il a pu utiliser et renouveler ce qui existait avant lui ; il a pu, comme a dit plus tard un grand écrivain, prendre son bien où il le trouvait, et sa création n’en est pas diminuée. Elle a consisté surtout dans l’invention de la forme épique. Nous ne parlons pas ici de l’antique et incertaine question des origines du vers français. En dehors du rythme et de la prosodie, il y a dans l’épopée une construction poétique dont nous ignorons la provenance. Elle a été inspirée peut-être par l’exemple des