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grasses et en mots crus, car sa profession, depuis les dîners d’internat, lui a fait perdre la pudeur du mot ; il égrène ses souvenirs, cite des anecdotes, rappelle de ses farces d’écolier, souvent se lance dans des imaginations énormes et des fantaisies plantureuses, fait des calembours, sème des brocards, rit le premier à gorge déployée et à pause redondante de ses bons mots et de ses folies ; entre temps, laisse comme échapper sa science qui est prodigieuse, ou, à propos de n’importe quoi, montre sans y songer son bon sens ferme, sa raison lumineuse, point élevée, point distinguée, mais solide, droite, puissante et généreuse comme le coup de bistouri assuré et triomphant qu’il donnait ce matin de sa poigne robuste pour sauver un malade ; et il renvoie son monde avec de bonnes tapes amicales, l’écoute un instant descendre avec des rires le grand escalier sonore, dit une parole affectueuse et cordiale au bon Dieu, et s’endort à poings fermés d’un gros sommeil de bon géant. Il n’y a rien de très compliqué dans ce brave homme, et à bien peu de chose près, il me semble que c’est Rabelais[1].


Ce n’est pas là seulement une très belle page, forte, copieuse et drue, dans la manière même de son modèle, une véritable toile de Jordaens. Ce qu’il y a dans ce vivant portrait, et ce qui en fait la haute valeur presque symbolique, c’est une conception fort originale de la personne et de l’œuvre de Rabelais. M. Faguet, là comme ailleurs, ne décrit pas pour décrire ; il décrit pour comprendre et pour faire comprendre. Il est essentiellement un critique intellectuel. Essayons de nous rendre exactement compte de son procédé et de sa méthode.

Notons tout d’abord que ses livres de critique littéraire, — si nous mettons à part sa thèse et son Histoire de la littérature française, — sont tous des recueils de « monographies, » des études sur des individus. Pourquoi cela ? Pourquoi cette brusque et volontaire rupture avec les tendances assez contraires que l’écrivain avait tout d’abord manifestées ? Il est possible que l’habitude du journalisme contemporain, plus favorable à la production d’« articles » qu’à la production de « livres, » y soit pour quelque chose. Pourtant, je verrais là plutôt pour ma part le résultat de longues réflexions et l’influence, peut-être parfaitement consciente, du positivisme. Il y avait toujours eu dans M. Faguet, à côté d’un goût très vif pour les idées générales et les discussions abstraites, un besoin, non moins vif, de sentir la réalité toute proche, de ne pas la perdre de vue, de s’y appuyer

  1. Seizième siècle, p. 77-78. Voyez encore, entre autre belles pages, dans son Dix-septième siècle (25e édition, p. 184-185), celles où M. Faguet nous montre Racine rêvant Athalie.