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Péra, — sinon tout Stamboul, — attend avec angoisse la déposition ou l’abdication d’Abdul-Hamid.

Tout Péra, oui, tous les citoyens de race grecque ou arménienne qui voudraient — le pourront-ils ? — n’être plus que des Ottomans ; et tous les Européens aussi, ou presque tous… Cette chute, volontaire ou involontaire, du tyran paraît certaine. Et pourtant, les jeux de la politique réservent tant de surprises !

En attendant, les nouvelles absurdes ou comiques continuent d’affluer. Chaque heure apporte la sienne, avec les supplémens des divers journaux. Et chaque hôte de la maison, en fumant sa cigarette, donne la « solution définitive, » apprise dans la journée…

L’un déclare que « tout ça profitera aux Anglais ; » l’autre voit déjà les flottes des puissances qui croisent aux Dardanelles ; celui-ci sait, de source sûre, « que le Sultan a des crises de nerfs ; » celui-là assure que le fils favori du monstre, le prince Burnaheddine, est parti pour Corfou : il va demander du secours à l’empereur Guillaume…

Hier soir, les dames avaient très peur que Chevket Pacha et Enver bey ne missent beaucoup de retard à entrer dans la ville, parce que le « vieux d’Yldiz » aurait le temps de préparer un coup de sa façon… Les Kurdes monteraient à Péra !

Les Kurdes ? J’entends parler si souvent de ces Kurdes que je m’étonne… Que sont-ils, où sont-ils, ces Kurdes, et pourquoi les craint-on ?… Ma naïveté provoque des sourires.

« Heureuse Française qui ignorez les Kurdes !… Ce sont les massacreurs professionnels, les bourreaux d’Arméniens, ceux qui, en 1905, ont ensanglanté Constantinople, et qui, hier encore, brûlaient et dépeçaient des femmes dans Adana… Ce sont ces faux ou vrais débardeurs du port, ces gens demi-nus ou vêtus de loques bariolées, qui ont un couteau à leur ceinture et vous regardent, quand vous passez, avec la sympathie du loup pour le petit agneau… Les Kurdes !… »

Qu’est-ce qu’il raconte, ce monsieur ? Il me fait peur… Et toutes les dames, un peu pâlies, se mettent à imaginer des choses terribles : ce qu’on ferait, si les Kurdes montaient à Péra, avec leurs grands couteaux…

Je dis :

— Ces messieurs nous défendraient…

Mais ces messieurs affirment que le sacrifice de leur vie ne