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L’eau huileuse brille entre les fentes des traverses. Les deux extrémités du pont sont rétrécies par un tas de cahutes en planches, bureaux de la compagnie Chirket-Haïrié, bureaux du péage, boutiques de changeurs, de confiseurs, de fleuristes… Et la foule qui dans Galata était presque terne, grisâtre comme une foule occidentale, pointillée seulement par les ronds rouges et mobiles des fez, la foule devient bariolée, variée, bruyante… Le petit vendeur de journaux, pareil à un voyou napolitain, l’étalagiste ambulant qui offre des merceries communes, des peignes de corne et des bas rayés, l’employé en redingote luisante, le gros pacha dans sa voiture, le derviche brun ou vert coiffé d’un bonnet de feutre, le Tcherkesse au nez camard, au bonnet d’astrakan, le Syrien aux yeux de fille, l’Arabe maigre et beau, dans le flottement des laines crémeuses, l’eunuque bouffi, les dames fluettes et furtives, petits fantômes noirs qui regardent tout et que nul ne doit regarder, c’est l’Europe et l’Asie qui se heurtent, sans jamais se confondre, entre les deux bouts de ce pont !

Il ne fait pas très chaud. Ce jour d’avril, sans ardeur, rappelle les jours de mai, en France ; le ciel est d’un bleu presque blanc, et le soleil allume des étincelles aveuglantes sur le bleu plus intense, mais embué et voilé, de la Corne d’Or. Des bateaux noirs emmêlent leurs agrès. Un beau reflet rouge, le reflet d’une coque peinte au minium, tremble, brisé par le remous d’un vapeur à palettes qui s’éloigne…

Tout au fond, sur la rive, Stamboul est un frottis de pastel gris, où s’esquissent des coupoles crayeuses ; et la grosse fumée noire du vapeur stagne dans l’air et laisse un barbouillis de fusain sur le gris et sur le bleu tendre.

Mais le pont franchi, la zone des fumées et des brumes dépassée, la ville se dresse, non plus féerique, — vivante.

Une place, assez laide, qui ressemble à la place de Karakeuy, puis dans une rue à gauche, un mur de mosquée, une vaste porte en haut d’un escalier de marbre que couvrent des gens assis, accroupis, couchés. Et tout le long du mur, des robinets dans de petites niches, et devant chaque robinet, un musulman qui fait les ablutions rituelles, pieds nus.

Ces gens qui encombrent l’escalier, ces gens qui se lavent, et ceux qui s’écartent, de mauvaise grâce, devant ma voiture, ce sont des soldats, tous, ou presque tous. Et parmi eux, pas un