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des voix lointaines d’oiseaux. Au fond de la place, le Séraskiérat ouvre sa porte en arc de triomphe, flanquée de pavillons mauresques. Et sur l’esplanade, parmi les grêles petits arbres verdissans, c’est un fourmillement inouï de fez rouges, de turbans verts, de calottes blanches, d’uniformes, de guenilles, de redingotes. Pas de cris, pas de chants. Les pieds feutrés glissent, les voix se mêlent en une monotone rumeur, les couleurs seules font tapage. De loin en loin, un commandement bref, un galop scandé, une voiture qui roule, un train d’artillerie qui tressaute…

Dans le double flot militaire qui coule et reflue sans cesse de la place à la cour intérieure du Séraskiérat, les prisonniers sont entraînés. Personne ne les insulte. Ils vont, calmes, vers leur destin. Beaucoup de hodjas et de softas, parmi eux, et aussi un vieil uléma, à barbe fleurie, à turban vert, très vénérable et si vieux, si vieux qu’il peut à peine marcher. Les soldats le soutiennent par les coudes, règlent leurs pas sur le sien, et le portent presque, avec déférence… On ne le fusillera pas, ce vieux ! Ce n’est pas possible ! Il est plus qu’octogénaire, et, dans un âge si avancé, il a mille excuses de n’être pas libéral… Mais les autres, les jeunes, ne trouveront au conseil de guerre que la justice stricte et non pas l’indulgence. Ils ont fait trop de mal aux Jeunes-Turcs, ces prêtres engraissés par la camarilla d’Yldiz… On dit, tout bas, que, pour eux, la première répression a été terrible, que des centaines ont été tués autour de la mosquée Mehmed, et jusque dans la cour sacrée… Si le fait est vrai, il ne manquera pas de fanatiques pour canoniser spontanément ces softas et les glorifier comme des martyrs.

Des prisonniers, et d’autres prisonniers encore, hodjas, officiers, espions, simples suspects… À pied, les poignets reliés par des chaînes, voici des imprimeurs de pamphlets clandestins. Les soldats qui les suivent portent des liasses de papiers attachés tant bien que mal avec des ficelles. À voir ces malheureux passer, tout près de moi, et disparaître sous l’arc de la grande porte ; à distinguer sur leurs visages les expressions fugitives de l’angoisse et de l’ironie ou le masque de la résignation hautaine ; à penser que beaucoup d’entre eux, qui sont là, vivans, au soleil, vont mourir, j’éprouve non pas de la sympathie, mais du malaise, la gêne d’être venue en curieuse, et l’intérêt apitoyé qu’inspirent toujours les vaincus.

Soudain, dans la foule qui se replie et livre passage, un