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Avant de remonter à Péra, je vais voir le Konak de la Légation de Perse dont toutes les vitres ont été brisées par le contrecoup de la canonnade, le Club militaire assailli le 13 avril et presque entièrement ruiné ; et, dans une petite rue, le cercle des dames turques dont les caffess pendent lamentablement sur des fenêtres défoncées.


Ce soir, les supplémens des journaux font connaître que la décision de l’Assemblée sera prise demain. Nous sommes tous bien assurés qu’Abdul-Hamid ne restera pas sur le trône, mais il y a, malgré tout, un malaise, un reste d’inquiétude dans les esprits. La présence du Sultan, même vaincu, même captif, opprime Constantinople, et ce peuple qui a tremblé si longtemps devant le Barbe-bleue d’Yldiz, redoute, jusqu’à la dernière minute, un tour de passe-passe, une combinaison machiavélique, l’intervention invraisemblable d’une puissance occulte… Dans le salon de l’hôtel, après dîner, les familles grecques qui n’osent pas encore rentrer chez elles, deux ou trois Arméniens, un avocat juif de Salonique, répètent les anecdotes fausses ou vraies qui composent la légende du Sultan.

Que sera l’Abdul-Hamid dont les historiens fixeront un jour,

— avec des documens irréfutables et une tranquille impartialité,

— la figure définitive ? Névropathe sanguinaire ou politique de génie ? Peut-être l’un et l’autre, et à coup sûr un tyran. Mais ce tyran différera sans doute, par la constitution mentale et le caractère, du tyran grossièrement simplifié, du croquemitaine féroce qui demeurera, dans l’imagination populaire, le seul Abdul-Hamid véritable, — aussi fabuleux, aussi déformé, aussi lointain que Sardanapale ou Néron. Dans quelques dizaines d’années, les conteurs assis devant les petits cafés de Stamboul, sous les franges de glycines, dépeindront le calife maudit avec les mêmes traits qu’on lui prête déjà, et qui s’affirmeront par l’exagération poétique jusqu’à composer un être de légende, un personnage des Mille et une Nuits… Il sera le monstre tout-puissant, doué d’une prescience surnaturelle, ayant mille yeux, mille oreilles, mille mains, prolongé et multiplié en tous les points de l’Empire par les hafiés, ses espions. D’innombrables ruisseaux de sang, d’innombrables ruisseaux d’or, coulent, du Hedjaz à la Roumélie et du Yémen au Caucase, et se confondent