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hommes en trente ans ?… Est-ce que l’exil et la prison ne sont pas des châtimens trop doux ?… Je voudrais, moi…

Il énumère de nouveau les tortures qu’il voudrait infliger au Sultan. Il serre les poings. Il voit rouge. Le sang de sa race lui monte à la gorge et aux yeux. Mais l’Américaine, virant sur le tabouret de piano, dit avec un petit rire :

— Oh ! vous autres Arméniens, vous savez bien haïr ; vous savez même mourir… Mais vous ne savez pas vous défendre… Il fallait tuer les Turcs, beaucoup de Turcs… à Sivas, à Adana, partout…

Discussion générale et violente. L’Arménien déclare :

— Quand la population turque s’arme contre nous, nous ripostons, oui, quand bien même nous sommes un contre cinq ; — mais quand la troupe s’en mêle, avec les fusils, nous devons mourir… Les Arméniens ont tué mille Turcs à Adana, plus de mille… Ils se sont défendus bravement… et à la fin, on les a décimés. Les soldats envoyés contre les massacreurs se sont faits massacreurs eux-mêmes…

— Tout cela va changer… Les Jeunes-Turcs puniront sévèrement les meurtriers…

C’est l’avocat israélite de Salonique qui parle. L’Arménien hausse les épaules :

— Vous croyez ?… Ils sont nationalistes, les Jeunes-Turcs. Nous autres Arméniens, et vous Grecs, et vous Juifs, ils ne nous aiment guère… Ils nous refusent toute influence… Ils ne nous acceptent même pas dans l’armée… Mais quand ils ont besoin d’un homme habile, d’un homme d’affaires, c’est chez nous qu’ils viennent le chercher…

— Vous avez raison, sur ce point, — concède l’homme de Salonique ; — mais quant aux massacres, les Jeunes-Turcs ont intérêt à les réprimer, à les prévenir !… Autrement, ils perdraient les sympathies de l’Europe… et de la France en particulier, n’est-ce pas, madame ?

Je réponds :

— Nous n’étions pas étonnés qu’Abdul-Hamid fit massacrer des gens. Il était dans son rôle de tyran. Mais les Jeunes-Turcs, que nous avons aimés et admirés, doivent clore la série rouge… Ou bien, nous ne les aimerons plus du tout.

Du bruit dans la rue… C’est une batterie qui passe… Des gamins courent en agitant les derniers supplémens des