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nombre, avaient apaisé jusqu’à les engourdir les révoltes d’une intelligence comprimée… Que ne disait-on pas ?… Aujourd’hui, Mahomet V a toutes les qualités intellectuelles qu’on refusait à Réchad Effendi : on affirme que son esprit naturel lui a permis de réagir contre le régime démoralisant et même contre l’apathie, plus dangereuse que les vices.

Le soleil levant est toujours beau. Il y a, sans doute, une grande part de flatterie et d’hyperbole dans les portraits qu’on trace du nouveau sultan ; mais, à travers les exagérations et les embellissemens courtisanesques, Mahomet V apparaît comme un simple et brave homme, plein d’inexpérience et de bonne volonté. Il a soixante-cinq ans, une santé compromise, des goûts modestes. Il ne ruinera pas le pays et ne cherchera pas les aventures militaires. Il ne massacrera personne et respectera les lois. Comment refuser une sympathie apitoyée à ce prince qui connut le malheur et ne connaît pas la rancune, qui porte ce titre formidable de Sultan calife et qui ne fera jamais, jamais sa volonté propre, trop content de régnera l’ombre de la Constitution sous la protection du grand sabre de Chevket-Pacha ! Que les Jeunes-Turcs le gardent bien ! Ils ne trouveraient pas mieux. Yachassin ! Qu’il vive !

Maintenant, rentré dans son palais de Dolma-Baghtché, il doit revivre comme en rêve les incidens précipités de ce jour : la cérémonie du Béiat où députés et ministres, répudiant. le vieux protocole turc, et sans le moindre salamalec, serrèrent la main du Sultan, alla franca ; le retour, parmi les salves et les acclamations, jusqu’au Vieux-Sérail, où il fit ses prières de l’après-midi et baisa le manteau du Prophète…

Tout à l’heure, de la haute terrasse qui domine la Corne d’Or, j’ai vu Constantinople, tout obscure, piquée de feux épars, se couronner de fines lignes lumineuses. Quelques monumens ont allumé des rampes de gaz ; quelques lampions, quelques lanternes, ont brillé çà et là. Les bateaux se sont dessinés, en figures géométriques, en triangles de feux, doublés par l’eau noire… Demain, ce sera la grande fête officielle, la magnifique illumination… Ce soir, c’est un essai, une répétition pas même générale… Malgré les défenses formelles, des coups de fusil éclatent partout, dans la profondeur ténébreuse. Et la véritable fête est là-haut, dans le ciel bleu vert, où les étoiles se suspendent comme des lampes de mosquée, dans le ciel arrondi