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même. Doué d’une intelligence brillante, d’une éloquence pleine de verve et d’esprit et d’une rare facilité à faire des mots qui partent de lui comme des fusées, frappant indifféremment amis et ennemis, et ne l’épargnant pas quelquefois lui-même, — car M. Clemenceau se moque de lui comme des autres, — ce dilettante est beaucoup mieux placé dans l’opposition qu’au gouvernement, et nous sommes beaucoup moins surpris de la soudaineté de sa chute que du long temps qu’elle a mis à se produire. Lorsqu’on l’a vu, il y a près de trois ans, attelé au char de l’État, tout le monde a cru qu’il ne tarderait pas à ruer dans le brancard et à renverser tout ; mais il a été secondé par les circonstances, par la médiocrité de ses adversaires, — nous parlons de ceux qui avaient quelque chance de le remplacer, — et aussi par la répulsion qu’inspiraient certains d’entre eux. Tout est relatif. Sans avoir un goût prononcé pour M. Clemenceau, on pouvait le préférer à d’autres, et lui-même, parlant du concours que lui donnaient quelquefois des hommes fort éloignés de ses idées, disait en ricanant à ceux qui en montraient de la surprise, mêlée de déception : « Ils m’aiment contre vous. » Nous avons dit qu’il lui arrivait de faire des mots contre lui-même. Celui d’incohérence qu’on lui a si souvent appliqué est du nombre. Un jour, tout au début de son ministère, il lui est échappé de s’écrier en pleine Chambre : « Nous sommes dans l’incohérence, restons-y. » L’expression a paru caractériser si justement sa manière, qu’on en a été frappé comme d’un trait lumineux. M. Clemenceau a donc été incohérent ; mais, précisément pour ce motif, tout n’a pas été mauvais en lui ; il a eu des parties de gouvernement heureuses ; il a montré dans de certains momens de la fermeté ; il a été presque toujours bien inspiré dans notre politique extérieure où il nous a valu des succès très honorables. Ce serait le calomnier que de le comparer, par exemple, à M. Combes qui n’a jamais regardé qu’en bas, très bas. Il lui arrivait, à lui, de regarder en haut. Mais il manquait de logique et de suite, et surtout de sérieux. « Le caractère des Français, a dit La Bruyère, demande du sérieux dans le souverain. » M. Clemenceau n’en avait pas. Il a cru, dans la situation qu’il occupait, avoir conservé le droit de se livrer à toutes les frasques de son esprit et à toute l’intempérance de sa parole, convaincu que ce qu’il avait de mieux à faire était de rester lui-même, et que, pour gouverner les autres, il n’avait nullement besoin de commencer par se gouverner lui-même. En quoi il s’est trompé.

Il est venu se heurter à M. Delcassé dans la discussion de l’interpellation sur la marine, et ce choc lui a été funeste. M. Delcassé,