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temps à une sorte de résignation fière et d’abnégation dédaigneuse, soutenues de la contemplation de son mérite. C’était comme la lance d’Achille. L’admiration qu’il avait de son mérite personnel, d’ordinaire émouvait sa bile contre les heureux de ce monde, et quelquefois le consolait et le guérissait de sa bile. Alors il disait par avance le mot de Montesquieu : « Le mérite console de tout, » tout en sachant bien que, quand il ne réussit pas au gré de l’ambition qui l’accompagne, il console le dimanche et irrite toute la semaine.

Tant y a qu’il disait de temps en temps : « Nous avons pour les grands et pour les gens en place une jalousie stérile et une haine impuissante [le mot de Stendhal] qui ne nous venge point de leur splendeur et de leur élévation et qui ne fait qu’ajouter à notre propre misère le poids insupportable du bonheur d’autrui. Que faire contre une maladie de l’urne si invétérée et si contagieuse ? Contentons-nous de peu et de moins encore s’il est possible ; sachons perdre dans l’occasion : la recette est infaillible et je consens à l’éprouver. J’évite par-là d’apprivoiser un suisse ou de fléchir un commis… de demander à un ministre, en tremblant et en balbutiant, une chose juste, d’essuyer sa gravité, son ris amer et son laconisme. Alors je ne le hais plus ; je ne lui porte plus envie ; il ne me fait aucune prière, je ne lui en fais pas ; nous sommes égaux, si ce n’est peut-être qu’il n’est pas tranquille et que je le suis. »

Et il y a encore beaucoup d’amertume dans cette prétendue abnégation ; mais, quand il se réfugie dans l’orgueil, La Bruyère paraît plus assuré et plus calme : « Le sage guérit de l’ambition par l’ambition même ; il tend à de si grandes choses qu’il ne peut se bornera ce qu’on appelle des trésors, des postes, la fortune et la faveur ; il ne voit rien dans de si faibles avantages qui soit assez bon et assez solide pour remplir son cœur et pour mériter ses soins et ses désirs ; il a même besoin d’efforts pour ne les pas trop dédaigner [nous exagérons peut-être un peu]. Le seul bien capable de le tenter est cette sorte de gloire qui devrait naître de la vertu toute pure et toute simple ; mais les hommes ne l’accordent guère et il s’en passe. »

Tel était La Bruyère en son fond intime, que du reste je le féliciterai plutôt que je ne le blâmerai de n’avoir guère voulu cacher.

Où ai-je lu ce portrait que j’ai « extrait » et que je retrouve