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du rôle à jouer, de l’effet à produire. Elle fait sur elle-même à ce propos une confidence significative : « Ce qui me charmait dans cet habillement était la singularité ; car je suis née avec le goût des choses extraordinaires. » Elle joue Iphigénie dans un bel habit cerise et argent garni de martre, posé sur un grand panier. Elle joue encore Zaïre, Agathe des Folies Amoureuses. Entre temps, à la même époque, mêlant le sacré et le profane, elle suit habillée en ange les processions de la Fête-Dieu. Pour compléter cette belle éducation, on fit venir d’Autun une danseuse qui lui apprit à danser le menuet et « une entrée seule. » Mais la danseuse s’enivrait ; on la remplaça par un danseur de cinquante ans qui lui montra à faire clos armes. Du coup, voilà le costume d’Amour abandonné pour un « charmant petit habit d’homme, » qu’elle ne quitta plus jusqu’à son départ delà Bourgogne. Cette étrange innovation ne scandalisa personne ; elle l’affirme du moins. Et, après avoir paru ainsi devant les amis de sa mère, dans une sarabande, puis dans le rôle de Darviane (Mélanide, de La Chaussée), elle put sauter les fossés, traverser les haies comme un enragé garnement. D’ailleurs, ce travestissement, comme toutes choses, tourne, dans son opinion, à son avantage. Elle s’en explique avec une assurance modeste : « J’y ai gagné d’avoir eu dans ma jeunesse les pieds mieux tournés, de mieux marcher que les autres femmes en général, et surtout d’être plus agile qu’aucune que j’aie connue. » Dès lors, elle expérimente son pouvoir de femme. Aux répétitions, elle affole — à onze ans ! — un jeune bourgeois de dix-sept ans, le fils du médecin de Bourbon-Lancy, qui jouait avec elle tragédies et comédies. Puis elle s’indigne de ce que ce garçon de rien ait osé lever les yeux sur elle, et rit sous cape de sa mine d’amoureux déconfit.

Deux années auparavant, elle avait donné une autre preuve de précocité singulière, qui marquait en elle une vocation décidée pour l’enseignement. S’évadant de sa chambre par la fenêtre, elle apprenait aux gamins du village, du haut de la terrasse du château, tout ce qu’elle savait elle-même : des principes de musique, un peu de catéchisme et quelques vers médiocres de Mlle Barbier. Il est vrai que, pour les attirer, elle distribuait à ses petits élèves tout ce qu’elle pouvait trouver de friandises. C’était là encore une de ces actions extraordinaires par lesquelles elle étonnait, en même temps qu’elle satisfaisait un obscur instinct de domination qui déjà naissait en elle.