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joindre la personne qui doit la régler. On vit ici dans un désordre inouï ; mes propres affaires ne vont pas mieux ; mais enfin vous pouvez compter que notre ami ne se lassera pas et viendra à bout de vous faire payer ce qui vous est dû.

« La Cause du peuple n’a pas marché faute d’argent. Il eût fallu la servir trois mois gratis avant qu’elle fît un nombre d’abonnés suffisant pour les frais, car une revue, si bon marché qu’elle soit, ne se place pas comme un journal quotidien qui coûte plus cher, mais qui se rappelle plus souvent au lecteur. Je comptais sur une petite somme, au moyen de laquelle j’aurais fait ce sacrifice. Mais la somme a disparu avec tout ce sur quoi je pouvais compter pour payer mes autres dettes ; et, réduite à une nouvelle crise de misère et de périls, j’ai dû abandonner ce travail. Ne voulant pas pourtant rester les bras croisés, j’ai pris part à la rédaction de la Vraie République, fondée par Thoré. Je vous la ferai envoyer, et je leur proposerai l’insertion des beaux vers que vous destinez à la cause du peuple. La seule difficulté que je prévoie, c’est le défaut de, place, car le compte rendu de l’Assemblée va absorber toutes les colonnes du journalisme.

« Adieu, mon cher enfant. Quand nous reverrons-nous, maintenant ? Quand retournerai-je à Nohant, au milieu des fleurs, rêver et faire de la poésie ? Cette poésie-là est finie, je crois ; c’était celle de l’isolement mélancolique ; à présent nous avons celle de l’action douloureuse. Je vis ici dans une mansarde assez triste ; mais je ne sais pas bien où je suis, tant j’ai l’esprit et le cœur hors de moi-même, et tendus vers les autres. Maurice est venu me rejoindre ; je ne sais ce qu’il va faire. Il est tout troublé dans ses habitudes laborieuses, et ne peut retourner à l’isolement tranquille qui était permis naguère et qui serait aujourd’hui l’égoïsme. D’un autre côté, il ne sait comment se mettre au service de l’idée générale. Le pinceau n’est pas l’arme du moment. Il n’y a que la plume, la parole ou le fusil, et ce dernier parti le tente beaucoup. Je le retiens encore, mais, si nous avons la guerre, je crois bien qu’au premier coup de canon il voudra s’enrôler. Ce sera une vive douleur pour moi ; mais, si le devoir lui apparaît sous cette forme, je ne le retiendrai pas.

« Augustine [Brault] est mariée, et est à Tulle. Solange est ici, très bien portante ; son mari travaille[1], mais comme il

  1. George Sand lui avait obtenu des commandes du Gouvernement provisoire. Voyez George Sand et sa fille, p. 134.)