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orgueil patriotique que les lecteurs du vénérable romancier s’accordent à constater que son dernier ouvrage, les Enfans, mérite pleinement, lui aussi, de prendre place parmi ses œuvres à la fois les plus belles et les plus bienfaisantes.


J’avais pensé d’abord, en ouvrant le nouveau roman, que le projet de M. Prus était de reprendre, pour l’adapter aux conditions présentes de la vie de son pays, l’admirable thème de ces Pères et Enfans où Tourguenef, jadis, nous avait montré deux générations d’âmes slaves irrémédiablement hostiles l’une à l’autre. Et l’on rencontre en effet, tout au long du volume, quelques portraits de « pères » dont la ferveur religieuse et patriotique, la farouche droiture et les illusions obstinément conservées forment un contraste complet avec l’idéal et les procédés « révolutionnaires » de leurs descendans. L’un d’eux est un simple et honnête garde forestier qui, un jour de l’hiver de 1905, étant venu à la ville voisine pour y faire visite à son jeune fils, ne réussit pas à trouver ce dernier, mais profite de sa venue pour se charger d’une commission des plus dangereuses. Un médecin de ses amis lui apprend qu’une bande d’« expropriateurs, » a résolu de s’emparer d’une grosse somme d’argent, destinée à payer le salaire des ouvriers d’une usine dont le patron est, précisément, le châtelain qui l’emploie à garder ses forêts. Depuis plus d’une semaine la somme est là, en dépôt chez ce médecin, sans que personne ose se risquer à la transporter. Sur quoi l’excellent Linowski s’offre aussitôt à porter cet argent, qu’il saura bien cacher quelque part, au fond de son traîneau ; et puis, du reste, qui donc s’aviserait de soupçonner un brave homme de sa sorte, rentrant paisiblement chez lui au petit trot de sa vieille jument ? Cependant, à peine a-t-il l’argent en main que, dans la rue, à l’auberge où il va dîner, le forestier découvre, ou croit découvrir, des regards qui l’épient. Un trouble singulier peu à peu le domine, un mélange de vague crainte et d’exaltation enthousiaste, exprimé par l’auteur en des traits d’une justesse et d’un relief singuliers. Toute la journée se passe pour lui comme dans un rêve, où il lui semble que les heures ont la durée des siècles. Enfin, au soir tombant, il se met en route.


Pendant qu’il reprenait les rênes au garçon de l’auberge, il entrevit encore deux ombres arrêtées sur le trottoir d’en face.

— Pas d’erreur, songea-t-il, on me guette ! Mais que trois cents diables les emportent !…

Il tâta son revolver, dans sa poche, et toucha légèrement son cheval, qui