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à proclamer son indépendance. L’Orient tout entier est en feu. Le conflit est ouvert entre l’Autriche et la Turquie, la Turquie et la Bulgarie, la Serbie et l’Autriche, l’Autriche et la Russie. Pour l’Allemagne, la gravité de ce conflit est extrême. Le temps est loin où Bismarck disait : « Je ne lis jamais le courrier de Constantinople. » La Turquie européenne et asiatique est devenue avec Guillaume II l’un des principaux théâtres de la Wellwirths chaft et de la Weltpolitik. Pour conquérir la clientèle turque, vendre les canons de Krupp et les marchandises de Hambourg, favoriser les opérations de la Deutsche Bank, obtenir la concession du Bagdad, l’Empereur et ses ministres ont tout accordé à Abd-ul-Hamid. Ils ont laissé massacrer les Arméniens. Ils ont refusé de s’occuper de la Crète et de la Macédoine et de participer à la démonstration navale de 1905. Si le régime hamidien disparaît, si l’Autriche, résolue à prendre sa part du butin, s’engage dans une politique de réalisations qui l’oppose à la Jeune-Turquie, quel sera le contre-coup sur l’Allemagne ? Tel est l’inquiétant dilemme que le prince de Bülow est obligé de résoudre.

D’un côté un allié nécessaire, de l’autre un acheteur utile ; ici le présent, là l’avenir ; la Triplice à sauver, — car l’Autriche en est la clef de voûte, — la Turquie à ménager, voilà les termes de ce dilemme. Il ne s’agit plus de lutter pour un rêve de suprématie. Ce sont des réalités pressantes qui requièrent une action énergique. Dès lors le chancelier se ressaisit. Il est vraiment le digne héritier de Bismarck. Sa politique, la veille encore hésitante et trouble, devient merveilleusement précise. Pas un faux pas, nulle imprudence ; de la réserve sans timidité, du sang-froid sans jactance ; un louvoiement habile pendant les jours d’incertitude ; puis une action brutale, la route une fois dégagée : c’est un modèle de diplomatie positive. D’abord, il pare au plus pressé en rappelant à l’Autriche, que l’Italie menace, qu’elle peut compter sur l’Allemagne. Il tient cependant à dire aux Turcs qu’il n’a rien su d’avance des projets autrichiens et à les assurer de l’indignation que lui inspire la proclamation de l’indépendance bulgare. Cela fait, il n’a qu’un dessein : sortir d’embarras en poussant de toutes ses forces à l’accord austro-turc. Entreprise difficile, car M. d’Æhrenthal joue serré et les Turcs sont résolus. Intransigeance ici, boycottage là, le terrain est malaisé. Mais comme cette entente austro-turque est, dans toute la crise, la seule qui importe à l’Allemagne, M. de Bülow lui sacrifie tout.