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j’ai été obligée d’aller en Europe, pour opération, mais je n’ai pas vu les villes, rien que la maison de santé.

« Je reviens chez moi, très bien guérie. Mais Djavid Pacha est tout changé. Il était l’amant d’une esclave, que j’avais élevée moi-même, comme ma fille, une esclave très jolie, de vingt ans. Et c’était bien mal, à cause de ce grand amour que nous avions eu ; et aussi parce que j’avais été une bonne épouse ; j’avais donné tout mon argent ; et Djavid Pacha était devenu un haut fonctionnaire, un vali. C’était avant la Constitution. J’avais tant de douleur que je pleurais nuit et jour, et tous les soirs, je faisais querelle. Je voyais que mon mari ne m’aimait plus. Il n’était jamais content. Si je mettais des fleurs sur la table, il disait : « Pourquoi le couvert à la franque ? Je suis Turc ; je veux manger comme les Turcs… » Si je parlais de la philosophie, il me disait : « Est-ce que j’ai épousé une franque ? Si j’en avais voulu une, je ne t’aurais pas prise. » Et il caressait, devant moi, cette esclave qui n’était pas civilisée du tout.

« Oh ! chère amie, je ne pouvais supporter cela. Je n’étais pas une sauvage. J’étais instruite, plus que Djavid Pacha, et je souffrais dans ma dignité… Alors, je désire mourir. Je pense : « Il faut que ma mort soit utile à mon pays… » Et je vais au Comité : « Je veux mourir. Donnez-moi une mission. Donnez-moi de la dynamite. Je ferai sauter un grand conak. Et je mourrai pour la révolution. » Mais les gens du Comité n’ont pas voulu. »

Mme Ange essuie ses yeux et parle, en turc, à la dame de Salonique qui, dominée par l’habitude, a croisé ses jambes sur le divan. Elle comprend très bien la résolution de Mme Ange. Et moi aussi, je la comprends. Ah ! si l’on connaissait le secret des actions déconcertantes que commettent les femmes !… Héroïsmes, infamies, bizarreries, contradictions, décisions soudaines, extravagantes ou sublimes, tout ça, au fond, c’est des histoires d’amour. Quand une dame se jette tout à coup dans la dévotion, ou dans la politique, ou dans la charité, ou dans la galanterie, c’est peut-être parce que son Djavid Pacha, à elle, son époux adoré, l’a trompée avec la bonne !

« Enfin, il y a eu la Constitution, — dit Mme Ange, — et nous avons changé de vilayet. Mon mari est un patriote, et un homme très honnête. Il ne vole pas. Il sert très bien le pays. Mais toujours, toujours, il aimait cette fille…