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Je crois bien que ce jour-là, 21 septembre 1786, le sentier qui mène à la Rotonde fut en quelque sorte pour Goethe son chemin de Damas. Le conseiller intime et premier ministre du duc Charles-Auguste de Saxe-Weimar, voyageant sous le nom de Jean-Philippe Mœller, avait quitté l’Allemagne, sans en rien dire à ses amis, en proie à l’idée fixe, presque maladive, de voir l’Italie. « Pendant les derniers temps de Weimar, dit-il dans la première lettre qu’il envoie après avoir passé la frontière, je ne pouvais plus lire un auteur latin, plus regarder une gravure qui représentât un paysage italien. » Depuis dix ans, absorbé par ses occupations politiques et administratives, il n’a presque rien publié. A peine a-t-il écrit le plan de quelques grands ouvrages. Mais il sent que ces ébauches ne pourront prendre corps et vivre dans le milieu germanique où il étouffe, dans cette cour potinière qu’illumine seul le clair regard de Charlotte de Stein : il leur faut le soleil d’Italie. Il éprouve le besoin de voir les lieux où naquirent les chefs-d’œuvre classiques, de connaître la beauté antique, non plus en esprit et dans les livres, mais en elle-même, de se trouver face à face avec les monumens qu’elle inspira. Parmi les papiers qu’il emporte, il y a des fragmens de drames et de poèmes, quelques scènes du Tasse abandonné depuis des années. Mais la plus volumineuse liasse était celle d’Iphigénie… Elle surtout, la jeune Grecque qu’il appelait « l’enfant de ses douleurs, » ne devait trouver la vie que sur la terre antique. Et, en, effet, trois mois plus tard, au début de janvier 1787, la pièce était terminée et il la lisait à ses amis de Rome. Déjà, sur le Brenner, — c’est lui qui nous le dit, — il l’avait retirée de ses paquets pour l’avoir toujours sous la main. Quelques jours après, elle s’éveillait d’elle-même, loin des brumes du Septentrion, dans les bosquets de magnolias du lac de Garde. « Sur ces rives, écrit-il, où je me suis senti aussi isolé que mon héroïne sur le rivage de la Tauride, j’ai posé les premiers jalons. » Mais c’est ici, à Vicence, où il eut la révélation du génie lutin, où ses yeux émerveillés s’ouvrirent à la Beauté et à la Raison comme ceux de Faust à la jeunesse reconquise, qu’il eut la première vision, lumineuse et nette, de la tragédie qu’il voulait écrire : Palladio avait fait le miracle.

L’enthousiasme de Goethe pour le grand architecte est tel qu’il tint à voir, chez le vieil architecte Ottavio Scamozzi, les planches originales sur bois des Œuvres de Palladio qu’il venait