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arbitrairement imposés par les maîtres, renfermaient des dispositions véritablement despotiques. Telle la défense à certains apprentis de se marier avant d’acquérir la maîtrise ; telle encore l’exclusion des femmes des métiers même les plus naturels à leur sexe, comme la broderie, qu’elles ne pouvaient exercer pour leur compte. Le préambule du projet de Turgot flétrit avec indignation ce qu’il appelle « des codes obscurs, rédigés par l’avidité, adoptés sans examen dans des temps d’ignorance, et auxquels il n’a manqué, pour être l’objet de l’indignation publique, que d’être connus. »

L’article premier de l’édit proclamait le principe de la liberté du travail, considéré comme un « droit naturel, » et accordait à tous, Français ou étrangers, la faculté d’exercer à leur gré, sans autre obligation qu’une déclaration de police, tout commerce et toute profession. Un autre article proscrivait toute espèce d’association, sous quelque forme que ce fût, « entre tous maîtres, compagnons ou apprentis des corps ou communautés professionnelles. » C’est cette disposition qui, de nos jours, a valu à Turgot les plus sévères critiques. Quant aux contemporains, ils s’attaquèrent surtout au principe général de l’affranchissement du travail, considéré par les adversaires de l’édit comme néfaste pour l’industrie, nuisible aux travailleurs eux-mêmes. « Quelle sera, disaient-ils[1], l’autorité des maîtres, quand leurs ouvriers, toujours indépendans, toujours libres de se lever à côté d’eux, pourront sans cesse s’échapper de leurs maisons ?… La nouvelle législation ouvre la porte aux mauvais ouvriers et ôte aux bons la préférence qu’ils auraient méritée. C’est allumer une guerre intestine entre les maîtres et les ouvriers. » Séguier allait encore plus loin : « Ce sont les gênes, les entraves, les prohibitions, qui font la gloire, la sûreté, l’immensité du commerce de France. » D’autres enfin, comme l’abbé Galiani, invoquaient contre le projet des argumens tirés de la psychologie : « Pour ce qui est de la suppression des jurandes, c’est une bêtise, une faute, une absurdité. Plus une chose est difficile, pénible, coûteuse, plus les hommes l’aiment et s’y attachent… Je suis persuadé que M. Turgot a porté le coup fatal aux manufactures de la France[2]. »

  1. Remontrances du parlement au Roi.
  2. Lettre du 13 avril 1776. — Ed. Asse.