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c’était la mort qui montait par degrés. Néanmoins son aspect calma un peu ma première frayeur. Je le trouvais mal, très mal, mais non pas expirant : loin de là ; il y avait, à mes yeux, la triste chance qu’il pût souffrir assez de temps encore avant de mourir…

Je lui parlai d’un ton profondément compatissant de ses douleurs ; il y parut fort sensible. Je lui parlai de la mort ; il m’écouta avec reconnaissance. « Prince, lui dis-je, je bénis Dieu de vous revoir un peu plus paisible ce matin ; mais aussi nous avons tous bien ardemment prié pour vous, et si la mort qui vous menace, ajoutai-je avec une émotion et des larmes que je ne pus maîtriser, nous pénètre tous de douleur, du moins nous remercions Dieu qui vous la rendra plus douce après vous avoir ménagé le temps et la force de mettre ordre aux affaires de votre conscience et de votre salut éternel. » À ces mots, M. de Talleyrand avait relevé la tête ; l’abattement de ses traits avait fait place à une contenance plus ferme ; sa physionomie, ses regards avaient repris toute leur vie ; son attention, son intérêt se réveillaient… Les personnes qui entouraient avec moi son lit s’éloignèrent et nous laissèrent seuls… « Je vous remercie, » me dit-il d’un air dont je ne puis redire la bienveillance. Cette parole ouvrit aussitôt la conversation la plus sérieuse que j’eusse encore eue avec lui ; car je trouvai, dans M. de Talleyrand, toute la plénitude de ses facultés, et en moi une sorte de hardiesse de zèle que Dieu me prêta pour cette heure si grave. Je lui parlai alors, dans les termes les plus forts et les plus énergiques, de son âme, de la mort, de l’éternité ; je ne lui cachai pas qu’il touchait au terme de sa longue et orageuse carrière, que la vie allait s’éteindre pour lui, et qu’il pouvait au premier moment paraître devant le tribunal de Dieu. Je lui peignis fortement ce qu’avaient de redoutable les jugemens de Dieu. J’étais entraîné par une émotion poignante et irrésistible ; je lui dis qu’il était temps et sage de prévenir ce jugement terrible en se jugeant lui-même. Je lui rappelai surtout alors que, s’il avait admiré cette croix de bois qui a sauvé le monde, c’était aussi cette même croix qui devait bénir ses derniers instans, sauver son âme, purifier sa vie, préparer son éternité, le réunir à son vénérable oncle le cardinal, combler les vœux de Mgr l’archevêque, ceux de sa famille, de ses meilleurs amis, et obtenir pour la religion cette juste et