Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/222

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
216
REVUE DES DEUX MONDES.

l’émotion, — sa sœur la margrave disait le « chien de tendre, » — qu’éveillait encore la pensée de notre pays. Le prince répondait : » J’ai passé la moitié de ma vie à désirer la France, je vais passer l’autre à la regretter. » Qui sait pour quelle part, dans les deux grandes créations historiques du xviiie siècle, la Prusse et la Russie, ou dans l’esprit des créateurs, n’est pas entrée l’émulation de Louis XIV, et l’ambition d’être, comme lui, à la tête de la civilisation ?

Voilà les faits dont nous venions relever, à notre tour, les « traces » à Berlin ; c’est sur ce point qu’il nous semblait vraiment intéressant d’interroger les œuvres d’art et de consulter leur témoignage. Notre curiosité n’a pas été déçue.

Dès la première salle, deux « pendans, » bien connus des amis du musée de Dresde, accueillent le visiteur : d’abord un somptueux Rigaud, — peut-être son chef-d’œuvre, — un Auguste III de Pologne, en armure et perruque, tout miroitant d’acier et de reflets de pourpre, escorté d’un page noir qui lui porte son casque, regorgeant de grasse santé allemande, tel qu’un jeune colosse héroïque et voluptueux ; en face, un Nattier, le terrible condottiere Maurice de Saxe, peint dans les mêmes données, autant que Nattier était capable de comprendre cette âme de proie. Au-dessous, deux bronzes de Bouchardon, Charles XII et Gustave III. Et ainsi, dès le premier pas, on a l’impression de quelque chose de neuf dans l’Ecole française : des curiosités plus vives, un horizon plus étendu, embrassant la Suède, la Pologne, la Saxe, la Russie (Pierre le Grand voulait emmener Nattier à Pétersbourg), et notre art devenu l’art universel.

En ce temps-là vivait à Berlin un électeur de Brandebourg, qui, par pompe, et un peu comme la grenouille de la fable, s’était, pour jouer les Louis XIV, fait roi de Prusse à Kœnigsberg. Il s’appelait Frédéric Ier. Il se ruinait en bâtimens pour faire comme son idole. Il entretenait même une maîtresse, par déférence pour l’exemple. Il avait aussi une Académie des Beaux-Arts, sous les ordres d’un méchant peintre hollandais. Un gentilhomme de sa cour, de passage à Venise, se fit peindre par un Français. Le Roi vit le portrait, et engagea le peintre. À la mort du Hollandais, le nouveau venu lui succéda à la tête de l’Académie. Il y demeura quarante-six ans.

Ce peintre, nommé Antoine Pesne, était un très bon peintre,