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LETTRES DE LOUIS-PHILIPPE ET DE TALLEYRAND.

et de Menin, se réservant d’ordonner plus tard, suivant les convenances de la Belgique, la démolition d’autres places. Si nous parvenions à obtenir cela, il me semble qu’on seroit bien placé vis-à-vis des attaques parlementaires et de toutes les susceptibilités. L’article du Constitutionnel de M. Molé[1] lui ressemble parfaitement : cet ambitieux honteux qui dénigre quand il n’est pas en place, et qui se dégoûte quand il y est, — il a quelque esprit, mais il n’a ni force, ni suite, ni caractère, ni foi politique, pas un seul sentiment élevé n’est caché dans son âme, je rappelle là ce qu’en pensoit le duc de Richelieu et ce que mon expérience m’a appris. — Talleyrand.


19 août.

Je vous écris, mon cher Général, une bien longue dépêche aujourd’huy ; c’est le résultat positif de toutes les démarches que je fais sur cette éternelle affaire de Belgique qui me rendra, si vous ne la finisses pas bientôt, tout à fait imbecille et il est piquant d’arriver à cette triste position en s’occupant d’une affaire dont le dénouement sera tout autre que celui auquel on s’attendait, car plus on réfléchit, plus on est forcé de reconnoître que l’on n’a rien entrepris en Belgique qui puisse promettre quelque durée ; et cette conviction conduit à trouver que la France attache trop d’importance aux combinaisons dont on s’occupe aujourd’huy. — La force des choses amènera indubitablement un partage de la Belgique : l’Angleterre elle-même sera forcée d’y consentir : et ce partage procurera des avantages bien autrement importans que ceux qu’elle essaye d’avoir maintenant. La Hollande et la Prusse y sont parfaitement disposées, et l’Angleterre sera forcée d’être satisfaite avec deux ports libres en Belgique, cela ne lui donnera point de territoire, mais son commerce en profitera plus que celui de tout autre pays, ce sera une manière de recréer l’ancienne Hanse[2] . On arrivera là un iour.

  1. Le comte Molé, né en 1781, fils d’un président à mortier qui fut décapité en 1794, grand juge en 1815, membre du Conseil de régence 1814, fut ministre de la Marine 1817, combattit les ministères Villèle et Polignac, ministre des Affaires étrangères 1830, précisément du Conseil de 1836 à 1839, mourut dans la retraite en 1855. — On sait que les contemporains de M. Molé n’ont pas ratifié le jugement passionné que porte sur lui M. de Talleyrand, et qui parait d’ailleurs s’être modifié dans l’esprit de celui-ci, puisqu’il a désigné M. Molé, comme on a pu le voir dans le dernier numéro de la Revue, pour assister à ses derniers momens, comme témoin de sa rétractation.
  2. L’ancienne Hanse était la grande ligue commerciale formée en 1241 entre Hambourg et Lubeck et où entrèrent successivement les villes commerçantes du Nord : Brème, Bruges, Stettin, Riga, Novgorod, Londres, Cologne, Dantzig, Dunkerque, Anvers, Ostende, Rotterdam, Amsterdam, etc. La Hanse aujourd’hui déchue qe compte plus que trois villes, Hambourg, Brème et Lubeck.