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cheveux blancs, spirituel, instruit, blessé, mutilé par la guerre de Sept ans, et gai, et plein de grâces, de manières.


Sauf l’expression « famille très riche, » qu’il faudrait atténuer, les traits rassemblés ici sont la vérité même. Une publication récente nous apporte, à ce sujet, un moyen de contrôle qui nous avait manqué jusqu’à ce jour. Tout ce que nous savions sur le chevalier Léon de Vigny, père du poète, nous le savions seulement par son fils. Mais on nous a rendu le service d’éditer les curieux Mémoires d’Auguste de Frénilly, l’un des fondateurs et des rédacteurs du Conservateur. Le spirituel ultra, qui eut affaire, dans sa vie, à tant de gens et qui a eu l’heureuse idée de nous nommer tous ceux à qui il eut affaire, nous a laissé quelques lignes sur les Vigny, qu’il commença à fréquenter, quand il avait vingt et vingt et un ans, pendant deux séjours assez prolongés dans la ville de Loches. Voici, selon Frénilly, ce qu’était, en 1797, le chevalier Léon de Vigny, très peu de temps après la naissance du seul fils qui lui survécut, et qui fut le poète :


Étique et plié en deux depuis la guerre de Sept ans… un fort bon homme avec de l’esprit, de la finesse et quelque prétention à l’originalité.


Malgré la différence du ton, attendri chez le fils et plutôt piquant chez l’ami, les deux portraits nous rendent bien exactement la même image.

Mlle Amélie de Baraudin s’était mariée, par raison, — à trente-trois ans, — avec le chevalier de Vigny, « invalide » dès sa jeunesse, ayant assez peu de bien, aimable, instruit, spirituel, qui avait dépassé de trois années la cinquantaine. En 1797, après avoir perdu déjà trois fils en bas âge, elle était, depuis peu de temps, la mère d’un « marmot » nommé Alfred, chez qui « rien ne décelait encore le grand homme. » L’opinion concise et piquante que Frénilly nous a laissée sur elle est intéressante à recueillir :


La femme, dit-il, avait un grand talent pour la peinture, des visées au bel esprit et la prétention d’écrire comme Mme de Sévigné. J’ai quelques lettres d’elle qui en font foi, mais Mme de Sévigné n’imitait personne.


Les expressions d’Alfred de Vigny, — qui s’en étonnera ? qui surtout songerait à s’en offenser ? — sont bien autrement laudatives. Dans les fragmens inédits des Mémoires, il parle des lettres que s’écrivirent, pendant près d’un demi-siècle, sa mère, Mme de Vigny, et la sœur de sa mère, Sophie de Baraudin, chanoinesse