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UNE VIE D’IMPÉRATRICE.

per les œuvres charitables dont elle s’occupe. Mais elle restera inconsolable. Jusqu’à la fin de sa vie, dans ce qu’elle dit et dans ce qu’elle écrit, ses regrets éclateront fréquemment, et le souvenir de « l’ange adoré » ne s’effacera jamais de son cœur. C’est en pensant à sa Lisinka qu’elle continuera à prodiguer des soins maternels à Lise Galitzine, et quand une mort prématurée lui arrachera aussi cette enfant, c’est sa fille qu’elle pleurera en la pleurant. Le tombeau de Lisinka devient pour elle un but de fréquens et pieux pèlerinages, et pour perpétuer son nom, elle dote de la fortune qu’elle lui destinait des institutions de bienfaisance.

Si triste que fût à cette époque l’existence d’Elisabeth telle que sa correspondance autorise à la juger et à la décrire, elle avait à cœur de ne manquer en rien aux devoirs qui lui incombaient à la place éminente qu’elle occupait. À ce moment comme avant et comme plus tard, elle s’appliqua à les remplir. Elle allait souvent au couvent de Newski pleurer seule sur le tombeau de ses enfans. Mais on la voyait aussi partout où il était nécessaire qu’elle se montrât. Cependant, sa santé s’était gravement altérée. Les médecins ordonnèrent un séjour à la mer. Pendant l’été de 1810, une modeste maison de Ploën, petit village de Courlande, servit de retraite à l’Impératrice. Elle y trouva repos, agrément et par conséquent apaisement, heureuse surtout de n’avoir à jouir que de plaisirs innocens, ainsi qu’elle le disait. Elle revint à Saint-Pétersbourg en meilleur état physique et moral, attribuant ce changement à la liberté et au calme qui lui avaient été assurés pendant ses trop courtes vacances. Jamais elle n’avait eu plus besoin de force et de philosophie pour supporter la situation qu’elle retrouva à son retour, alors que son mari était totalement livré à la double influence de sa maîtresse, la comtesse Narychkine, et de sa sœur, la grande-duchesse Catherine. En dépit de la compassion qu’elle inspirait et du respect universel dont elle était l’objet, c’est vers ces puissantes rivales que se tournaient les courtisans. Mais sa défaveur la laissait indifférente. « Plus je souffre et mieux cela vaut pour moi, » disait-elle à sa mère. Cette réflexion explique l’apparente insensibilité qu’elle opposait aux tristesses de sa vie. Elle ne voulait ouvrir son âme à personne, si ce n’est à sa mère : on eût dit qu’elle tirait orgueil de se montrer supérieure à ses malheurs.

Du reste, le moment approchait où ceux de son pays allaient