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défendant le séjour dans les campagnes et l’achat de terres rurales, le gouvernement de Saint-Pétersbourg proclame, officiellement, qu’il regarde le marchand russe, le paysan russe comme des mineurs, encore incapables de supporter la libre concurrence, hors d’état d’entrer en compétition avec les fils d’une race mieux douée, ou mieux dressée aux luttes économiques. C’est là, au fond, le sens véritable des lois russes, comme des lois roumaines sur les Juifs ; et c’est ce qui en rend l’abrogation si malaisée. Peut-être le gouvernement impérial a-t-il une trop mince opinion des capacités économiques du Grand-Russe ; peut-être tient-il en trop petite estime les talens et les facultés des marchands moscovites que Pierre le Grand portait si haut. Nous serions tentés de le croire, quant à nous ; mais tant que le gouvernement et les classes dirigeantes n’auront pas une plus haute opinion des facultés du Slave russe, tant qu’ils ne le jugeront pas assez formé, assez développé, pour soutenir sans péril la concurrence du « Sémite, » ils se garderont d’abroger des lois qui, à leurs yeux, ne sont que des mesures de protection, de défense nationale en faveur de la majorité russe.

On ne saurait donc s’attendre à la prochaine et entière suppression des lois spéciales aux Juifs. A tort ou à raison, le plus grand nombre des Russes n’ont pas assez de confiance en leurs forces économiques, en leur éducation commerciale pour se jeter, bravement, dans ce qui leur paraît la plus redoutable des aventures. La confiance en soi qu’avaient les Français de la Révolution, quand ils supprimaient toutes lois d’exception et tous privilèges, celle que, à notre exemple, ont montrée en nous imitant les Anglais, les Allemands, les Hongrois, les Italiens, le Russe ne l’a point, et il sera peut-être longtemps à l’acquérir. Plus la concurrence devient vive, plus se fait acharnée, entre les individus et entre les groupes sociaux, la lutte pour la vie, et plus menace d’être entendue la voix de ceux qui prétendent augmenter leurs chances de succès, en écartant, par la loi, toute une catégorie de concurrens. Entre le Slave russe et le Juif moderne, les contrastes sont trop marqués pour que le premier ne soit pas longtemps enclin à se couvrir, contre le second, du commode bouclier de la loi. Peut-être, il est vrai, ce qui paraît un avantage à l’indolence du moins bien doué, ou du moins entreprenant, est-il un inconvénient pour l’Etat, qui, sous prétexte de protéger une partie de ses sujets contre l’autre, risque d’entraver