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sous son gouvernement et les Causes de la capitulation de Sedan. J’en dirai un mot bientôt. Il allait ensuite se promener dans le parc jusque vers cinq heures et rentrait pour le dîner. Il y assistait habituellement en habit avec l’étoile de la Légion d’honneur. Ses invités portaient l’habit ou l’uniforme. La cuisine excellente était faite par le chef de la reine Augusta, un nommé Bernard, qui s’appliquait à inventer des plats, dont l’Empereur ne paraissait apprécier ni l’ingéniosité ni la succulence. Après le dîner, il se rendait au fumoir et prenait le café. Il touchait quelquefois à un jeu de cartes, mettant chacun à son aise et donnant, par une grâce toute naturelle, un attrait particulier à la réunion. On lui lisait quelque livre nouveau, ou des vers de Racine, de Corneille, de Musset. Il les écoutait silencieusement, la tête appuyée sur la main, le regard fixe devant lui, ce regard étrange si bien rendu par Flandrin au Salon de 1863 avec cette expression rêveuse qui sembla si vraie aux uns et si critiquable aux autres. Il paraîtrait que l’Empereur avait demandé à l’illustre peintre pourquoi il lui avait donné ce regard : « Sire, répondit Flandrin, j’ai voulu vous représenter lisant dans l’avenir[1]. » L’avenir en 1863 semblait devoir encore être heureux, et l’artiste pouvait risquer ce compliment.

Mais, à Wilhelmshöhe, c’était à un triste et redoutable avenir que songeait le malheureux prince, et l’harmonie des vers et leur beauté n’étaient alors pour lui qu’une distraction vague et monotone. Les romans ne lui plaisaient guère ; il s’étonnait ou souriait parfois des inventions bizarres des auteurs. À neuf heures, il serrait la main de ses compagnons de captivité, rentrait dans son cabinet de travail dont il entr’ouvrait un instant la fenêtre, puis se remettait au travail, satisfait d’être seul et dans le silence, livré à ses réflexions. Plus d’une fois, il prolongea sa veillée fort avant dans la nuit, au grand déplaisir de ses médecins. Telle était en général la manière de vivre de l’Empereur. Il s’était naturellement réservé le droit de recevoir qui bon lui semblait et fixait lui-même ses heures de promenade. Le public s’écartait silencieusement sur son passage. Il n’y eut qu’une seule fois contre lui une manifestation regrettable, mais elle ne dura que quelques instans. Ses officiers avaient ordre de ne pas s’éloigner du château à une distance

  1. Hippolyte Flandrin, par Louis Flandrin, Perrin, 1909