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cerises, et qui éternue : « Marjo, prends des épingles et rattache ta camisole ! » Ce sont des noces et des enterremens, l’en- terrement de la patronne du cabaret Vismar : Mollberg, droit sur les étriers, les pans relevés, un cordon au chapeau, des pistolets voilés de crêpe à la ceinture, un bouquet de buis à la main, va chercher les musiciens, mendier un linceul, louer des lampes, commander les poissons et les pains de safran. Bellman connaît encore les paysans. Il sait à quelle heure bout leur marmite de gruau, et de quel geste dans la prairie, appuyé contre une pierre, le Dalécarlien saisit sa bêche. Ce tenancier qui se baisse pour allumer sa pipe, il le suivra bientôt sous la forêt « sombre et bleue. » Ses personnages, se meuvent dans une lumière idéale, la lumière de Watteau, a-t-on dit, ou la lumière plus idéale des printemps du Nord. « La jupe de son Ulla garde, même en traversant les sales ruisseaux, une odeur de rosée sur l’herbe. » Mais ils vivent tous, enlevés d’un crayon sobre, jetés dans sa courte chanson avec cet art classique, cet art suprême qu’on nomme le naturel. Bellman me paraît avoir réalisé la chimère du réalisme lyrique.

Cependant, s’il voit nettement la réalité, si elle l’amuse de son relief et de sa couleur, il n’y creuse pas assez pour en atteindre l’ame. Sa pensée est pauvre comme son lyrisme restreint. Le monde ne tient pas autour d’une table où des buveurs choquent leurs verres ; et l’on n’en découvre pas tous les aspects de la fenêtre d’un cabaret. Je doute que les flûtes et les hautbois « remplissent de l’infini des sentimens » la salle avinée et souillée d’une misérable auberge. La chanson bachique est trop exposée à prendre pour des étoiles le reflet des lanternes dans les flaques de vin et dans l’eau des ruisseaux. Le Latin s’en défie et la traite comme une esclave. Mais le Suédois suit avec amour cette sorcière qui, de son pas chancelant et nocturne, le ramène par des voies sûres à son intime paganisme, au paganisme de sa chair et de ses désirs, que huit cents ans de discipline chrétienne n’ont pas étouffé. « Je suis un païen ! » s’écrie Bellman quand il est ivre. Il le croit, et cette illusion d’une heure est peut-être la plus vive jouissance qu’il savoure au fond de son verre.

Mais, pas plus que ses compatriotes suédois, le descendant d’Allemands piétistes ne peut se débarrasser de son christianisme. Il a commencé par traduire des psaumes, par écrire des Pensées évangéliques sur la mort. Quand le violon de son héros Fredman