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petit père « et le lieutenant de Dieu, devint l’Antéchrist. A l’ombre du Raskol, surgirent, du fond du peuple, des sectes nouvelles qui prêchèrent la négation des lois, la communauté des biens, le refus de l’impôt et du service militaire.

Le moujik russe n’est pas le contemporain de nos prolétaires d’Occident ; le moujik en est souvent encore à notre moyen âge. Comment s’étonner si, chez lui, les aspirations populaires prennent encore une forme religieuse ? si chaque printemps fait jaillir de la terre russe de naïves et bizarres hérésies ? Parmi elles, il est juste de le reconnaître, il en est d’anciennes ou récentes dont le gouvernement le plus libéral ne saurait supporter la propagande. La liberté religieuse a beau être la plus sainte, la plus digne de respect, la plus nécessaire des libertés, elle ne saurait, elle non plus, être conçue comme illimitée. Aux prophètes populaires qui, dès longtemps avant Léon Tolstoï, — leur disciple autant que leur maître, — ont prêché la suppression des tribunaux, de la police, de l’armée, la destruction même de l’Etat, aucun Etat n’eût pu reconnaître le droit de répandre le nouvel Evangile anarchique.

La faute du gouvernement impérial a été de confondre trop longtemps, dans la même réprobation, les diverses sectes en révolte contre l’Eglise d’Etat, d’appliquer, à des doctrines in offensives au point de vue civil, les mêmes rigueurs qu’à des sectes antisociales ou immorales, telles que les Skoptsy ou mutilés, qu’aucun gouvernement n’eût pu tolérer. S’il se relâchait peu à peu de ses rigueurs vis-à-vis des sectes anciennes du Raskol, il poursuivait sans merci les sectes nouvelles, sans même les connaître, comme s’il s’était donné pour mission d’étouffer en leur germe toutes les manifestations spontanées de la pensée religieuse. C’est ainsi que sous Alexandre II, sous Alexandre III, jusque sous Nicolas II, l’administration et la police ont fait une guerre sans trêve aux communautés évangéliques à tendances protestantes, nées parmi les Petits-Russiens du Sud- Ouest et connues sous le nom de Stundistes. Le caractère radical, parfois révolutionnaire, prêté aux doctrines de ces Stundistes dont la propagande a gagné jusqu’au centre de l’Empire, tenait peut-être, pour une bonne part, aux persécutions mêmes du gouvernement, au secret dont ces réformés ou baptistes indigènes étaient contraints de s’entourer. Les sévérités du pouvoir allaient s’exercer jusque sur les salons aristocratiques où