Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/829

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
823
LA CROISSANCE DU CUIRASSÉ.

cuirassé, un parfait directeur de tir, un impeccable chef de section d’artillerie sont aussi précieux que difficiles à former. Il resterait toujours à craindre qu’en multipliant des postes si importans, en engageant ainsi dès le début tout son personnel de premier choix, on ne vienne à le compromettre et à l’user avant l’heure décisive. Le second choc des escadres, les armées de seconde ligne ne doivent pas non plus s’en trouver dépourvus. Inutile enfin de diviser entre plusieurs ce à quoi un seul peut suffire : l’unité d’action, au contraire, gagnera toujours à la concentration des moyens, qui réduit le nombre des concours nécessaires pour manœuvrer l’ensemble tactique.

Après tout, n’est-ce pas ainsi que se manifeste universellement le progrès des techniques ? À chaque étape, l’homme vaut davantage et règne sur un plus puissant ensemble de forces. À mesure que les machines font plus d’ouvrage en exigeant moins d’effort, l’habileté de l’ouvrier, du mécanicien, du spécialiste, libérée des frottemens matériels, se développe et les rend capables de mettre en œuvre un plus large outillage. Leur responsabilité monte avec leur pouvoir. Bien des gens s’en sont épouvantés ; ils ont cru voir la domination de l’individu sur la matière près d’excéder les facultés de son esprit. Ils ont crié à l’impossible et tenu successivement chacune des tâches nouvelles pour supérieure aux forces humaines. Il en sera de même pour la direction et l’emploi des immenses navires de demain. On les jugera irréalisables, trop difficiles à mouvoir et à commander, jusqu’au jour où leur entrée en service en démontrera les avantages : ce n’est donc pas de là que viendront les difficultés. Mais il en peut venir d’ailleurs.

Les hommes clairvoyans ne se sont pas arrêtés à l’illusion que nous venons de signaler. Au Congrès de 1900, un ingénieur américain, M. Elmor L. Corthell, avait prédit qu’en 1948 les navires atteindraient 300 mètres de longueur et 10 mètres de tirant d’eau. Ces prévisions sont déjà dépassées pour le tirant d’eau des paquebots ; tout donne à prévoir que le terme fixé par M. Corthell sera largement devancé, même en ce qui concerne les bàtimens de guerre. Quelques années plus tard, le créateur des submersibles, M. l’ingénieur Laubeuf, engageait vainement notre marine à mettre la première en chantier des cuirassés de