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que Dieu m’ait jamais accordés a été de m’envoyer, — avec des parens exigeans et sévères comme les miens, — un maître aussi bon que l’est M. Aylmer ! Lorsque je suis en présence de l’un de mes deux parens, soit que je parle ou me taise, soit que je reste immobile ou que je me meuve, soit que je m’occupe à coudre, à jouer, à danser, ou à faire n’importe quoi d’autre, il faut absolument que je fasse tout cela, pour ainsi dire, avec autant de poids, de mesure, et de nombre, en un mot aussi parfaitement que Dieu a créé la terre : faute de quoi je suis si vivement réprimandée, si cruellement menacée, et parfois même battue, je suis maltraitée avec tant d’excès que je me figure être en enfer, et cela : jusqu’à ce qu’arrive le moment où je dois aller prendre mes leçons avec mon précepteur ; mais alors M. Aylmer m’instruit si doucement, si agréablement, et avec une façon si ingénieuse de m’exciter à apprendre, que je crois toujours que le temps n’est rien, pendant que je puis rester avec lui. Et quand, après cela, on me rappelle et que je le quitte, toujours je me mets à pleurer, parce que tout ce que je fais d’autre, excepté d’apprendre, est rempli pour moi de souci, d’effroi, et d’affreuse répugnance. Voilà comment il se trouve que ce livre que vous voyez m’a apporté un plaisir si vif, et chaque jour m’en apporte tellement plus encore, que, en comparaison de lui, toutes les autres sources de plaisir ne sont vraiment pour moi que corvées ou misères ! »

Mais ce n’est jamais sans péril qu’une enfant, dès l’aube de sa vie, est contrainte à remplacer l’ordinaire des « sources de plaisir » par les seules jouissances artificielles des leçons et des livres. D’un gros et excellent ouvrage que vient de consacrer M. Richard Davey à l’étude documentaire de la vie de Jane Grey, la conclusion qui me semble ressortir le plus nettement est que cette pauvre jeune femme a eu, surtout, à subir la peine de l’effrayant « surmenage » intellectuel qui lui a été infligé presque depuis sa naissance. Cet aimable M. Aylmer que la petite Jane vantait à Roger Ascham avec une reconnaissance naïve, et Roger Ascham lui-même, ainsi qu’une foule d’autres savans anglais ou étrangers, s’étaient mis en tête de préparer la fille aînée du plus zélé « protestant » parmi les nobles anglais à devenir, un jour, sur le trône royal où ils espéraient bien la voir installée, un modèle parfait de science théologique suivant l’esprit de leur maître Calvin. Rien de plus curieux, à ce point de vue, que les nombreux extraits cités par M. Davey soit des lettres adressées à lady Jane par ces apôtres calvinistes, soit de la correspondance échangée entre eux à son sujet. Nous y voyons avec quelle âpreté les précepteurs et conseillers