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des torrens de larmes. Bernardin de Saint-Pierre a exprimé et rendu avec un vrai talent d’écrivain le rêve que choyaient les imaginations des contemporains de Louis XVI. Dans Paul et Virginie, il a chanté l’âge d’or, l’innocence et les félicités de l’Éden. Lui-même avait d’abord tenté de découvrir cet Eden, quelque part dans le monde, ou de le créer. Son idéal était de fonder une colonie patriarcale où il aurait régi, aux sons de la flûte et du flageolet, des hommes dociles et heureux. En Russie il espéra un moment obtenir de l’impératrice. Catherine le droit d’établir cette colonie aux bords du lac Aral, colonie cosmopolite qui eût servi de refuge aux étrangers pauvres et vertueux. Plus tard il rêva de transporter quelque fondation du même genre aux rivages de Madagascar, puis en Corse et plus tard encore au nord de la Californie. Il portait dans sa tête un projet de gouvernement idyllique qu’il lui tardait de réaliser. Ce n’est qu’à la fin et en désespoir de cause, que cet utopiste prit la plume et, faute de mieux, exécuta son rêve sur le papier.

Bernardin de Saint-Pierre était un disciple et un admirateur enthousiaste de Jean-Jacques. Il lui ressemblait à certains égards ; comme lui, il était tendre, romanesque, susceptible, ombrageux, défiant et porté à l’hypocondrie ; car il ne faut pas le juger sur le portrait un peu flatté qu’en a tracé Aimé Martin. Mais Rousseau était une âme, une nature, un génie. Bernardin de Saint-Pierre est essentiellement un homme de lettres de grand talent. C’est un auteur dans le sens propre du mot ; un auteur qui a fait de beaux ouvrages, ou qui du moins a écrit de belles pages. Définition qu’à coup sûr on ne peut donner de Rousseau. Aussi ce dernier répondit-il un peu froidement aux avances de l’enthousiaste Bernardin. Dans sa vieillesse il lui accorda quelquefois l’honneur de sa société, mais il la lui fit payer par plus d’une rebuffade. On raconte que le misanthrope Timon eut à Athènes des imitateurs qui, comme lui, se piquaient de mépriser et de fuir le commerce des hommes. Un jour, l’un de ces Timon au petit pied vint visiter le grand Timon et obtint de dîner avec lui. « Ah ! que nous sommes heureux, lui dit-il, d’être ici seuls, toi et moi, sans aucun tiers haïssable qui trouble le charme de nos entretiens. — Cela serait bien plus charmant encore, lui répondit Timon, si tu n’y étais pas. » Voilà ce que Rousseau dut dire quelquefois à Bernardin pendant les promenades qu’ils firent ensemble entre 1772 et 1776.