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Trois fois répétée, l’adjuration chaque fois est plus pressante en demeurant aussi grave. Contre le cours inflexible des choses, je ne crois pas que la passion et que la voix humaine aient trouvé souvent un aussi pathétique recours.

Lisez le dernier acte et vous y verrez toute cette amoureuse et funèbre beauté s’épanouir en doux scènes, dignes des plus fameuses dans l’un et l’autre genre. La première est le duo wagnérien et, qu’on nous passe le mot, « tristanesque, » mais dans la mesure et sous les réserves précédemment indiquées. Admirable en lui-même, il est amené par un délicieux dialogue entre Mélibée et sa fidèle Lucrèce : cantilènes vaguement orientales, qui se mêlent et se répondent, se nouent et se dénouent, rêveuses, mélancoliques, originales par les intonations, les harmonies et les accens.

Peu à peu, autour des deux voix féminines et quasi fraternelles, s’élève un chœur invisible, à bouches fermées. Il psalmodie, à peine il murmure ; il chante cependant et sur le voile mélodieux qu’il tisse et qu’il brode, on croit reconnaître les fleurs et les étoiles de la nuit. Jusqu’à la fin de l’acte, ce chœur ne cessera guère. Il est, dans l’intention de l’auteur, « un élément purement sonore, destiné à réaliser par le prestige des voix, tantôt voluptueux, tantôt dramatique et funèbre, les différens épisodes et la marche de l’action. » Ce que dit très bien le musicien, la musique le fait mieux encore. Soudain l’entrée de Caliste vient rompre le demi-silence de cette attente et de ce mystère. Irruption magnifique, et qui livre le duo tout entier à la « pasion ardiente y avasaladora, » comme s’exprime le texte espagnol avec un éclat une force où notre français n’atteint pas. Elle anime, cette force, elle inspire, soulève la scène tout entière et lui donne tour à tour deux formes égales et diverses du lyrisme supérieur : l’exaltation, presque la frénésie, et l’extase, ou le ravissement.

Caliste est mort. Mélibée n’a plus qu’à mourir. Et sa mort aussi, la musique nous y prépare, nous y conduit, nous y élève par degrés. Le dernier, sur lequel elle s’arrête, est un adorable entretien de la jeune fille avec son père, le vieux Pleberio, qui ne fait que paraître, mais dont la figure se devine, tendre et noble, consolatrice et vraiment paternelle par la sollicitude, par l’indulgence et le pardon. Inquiet, et discret, le père invite l’enfant plaintive à monter sur la terrasse afin d’y respirer la fraîcheur et le calme de la nuit. « J’y monterai donc, et de là-haut je goûterai le spectacle délicieux de la rivière et des barques. » Ils parlent ainsi tous deux, ils chantent, que dis-je, ils soupirent à peine ; le chœur mystérieux, encore plus bas, les