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avec tant d’ennui et d’effroi ; ils jouissent de ces rudes spectacles, par contraste avec la civilisation banale que les générations successives ont si péniblement accumulée. Mais il est curieux de constater que le premier pas fait dans l’amour du « simple, » sinon du « sauvage, » ait conduit tout d’abord ceux qui voulaient échapper aux pompes du jardin français à des recherches plus conventionnelles encore et moins raisonnables.

Ainsi entendus, les jardins anglais étaient aussi onéreux que leurs prédécesseurs ; de ceux-ci en effet la création seule coûtait cher ; la dépense annuelle y était relativement modérée. L’entretien des jardins de Versailles et de Trianon, y compris le potager du Roi, ne coûtait que 190 000 francs vers la fin du règne de Louis XIV ; joignez-y 106 000 francs pour les « fontaines » de Versailles, vous obtenez un total d’environ 300 000 francs. Or s’il n’existe aucune propriété privée qui puisse se comparer à Versailles, au point de vue du capital initial, il en est plusieurs en France, de nos jours, dont les frais d’entretien égalent ou dépassent ceux des jardins du grand Roi ; on en pourrait citer telle qui représente pour son possesseur une moyenne de 500 000 francs de débours annuel.

Cela tient d’abord à la hausse des salaires : depuis ceux du savant horticulteur, à qui incombe ici la direction supérieure, beaucoup mieux payé que Le Nôtre ou La Quintinie, jusqu’aux simples garçons jardiniers appointés au double de ceux du XVIIe siècle. C’est aussi que le luxe moderne a évolué ; celui des plantes, des fleurs et des primeurs est incomparablement plus développé que jadis. Il est presque sans limites pour qui prétend faire venir d’un autre hémisphère des arbres rarissimes en pleine force, fournir sa collection d’orchidées de sujets uniques, à 2 000 francs la pièce, obtenir les fruits précoces avec ces amas de houille qui remplacent ou devancent le soleil et reproduire à volonté, dans des serres de dimensions propices, les fleurs difficiles dont les connaisseurs sont épris.

Ici comme partout, l’extrême faste contemporain, plus compliqué que celui de nos aïeux, a le caractère discret, j’allais dire secret, qui sied à une époque jalouse, et se passionne pour l’aristocratie du « Phénoménal, » si naturelle à un peuple démocratique.


GEORGES D’AVENEL.