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accusent certains observateurs superficiels, n’est que la métamorphose lente et progressive de la conscience humaine entraînant à sa suite celle des sociétés, qui revêtent successivement les formes correspondant aux changemens opérés dans la conscience humaine ; et toute organisation sociale, que ce soit la démocratie antique ou la féodalité, ou la monarchie absolue des temps modernes, ou les transformations enfantées par la Révolution, est toujours l’expression de ce que l’homme, à telle époque donnée, pense de lui, de ses relations avec l’univers et du mystère de ses destinées.

Voilà aussi pourquoi la littérature et la poésie, toujours les mêmes au fond et cependant éternellement neuves, possèdent la faculté du rajeunissement. L’amour est de tous les temps, il est plus vieux qu’Homère, il a l’âge du monde, il est né le même jour que la beauté qui fut l’aube de la vie se levant sur l’univers qui frémit de joie en la reconnaissant ; mais l’idée que l’homme s’est faite de l’amour, de ce qu’il était, de la place et du rang qu’il devait tenir dans l’existence, voilà ce qui a varié constamment. C’est ainsi que l’amour chevaleresque, l’amour à l’usage des barons et des chevaliers du moyen âge n’était pas plus différent de l’amour de Brutus pour Porcia, que la passion de l’âme généreuse, de cette flamme constante et fameuse qui dévorait le cœur de René.

Et quant à toi, jonquille d’Obermann, tu ressemblais assurément aux premières jonquilles qui se soient épanouies dans les bois ; mais ce que tu étais pour Obermann, ces extases qu’il ressentit devant toi, cette harmonie des êtres que tu lui révélais, je m’explique tout cela par ce qu’Obermann était pour lui-même. C’était sa pensée, ses rêves, son âme pour la première fois épanouie au bonheur, qu’il contemplait en toi. « Monts superbes, s’écrie ce noble rêveur, écroulemens des neiges, paix solitaire du vallon dans la forêt, feuilles jaunies qu’emporte le ruisseau silencieux ! que seriez-vous à l’homme, si vous ne lui parliez point des autres hommes ? La nature serait muette, s’ils n’étaient plus. Si je restais seul sur la terre, que me feraient, et les sons de la nuit austère, et le silence solennel des grandes vallées, et la lumière du couchant dans un ciel rempli de mélancolie, sur les eaux calmes ? La nature n’est sentie que dans les rapports humains, et l’éloquence des choses n’est rien que l’éloquence de l’homme. La terre féconde, les cieux immenses,