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ne sais si ce projet se réalisera, mais l’idée en est intéressante. Il s’agirait de construire un village d’aveugles travailleurs, village dessiné avec des artères rectilignes où les aveugles se dirigeraient sans guide. Une société de maisons à bon marché construirait des habitations qu’on louerait à bas prix. C’est la première fois, à ma connaissance, qu’un atelier de ce genre serait installé à la campagne, et il y aurait là un sérieux élément de succès : le coût de la vie serait pour les ouvriers moins élevé qu’il ne l’eût été à Paris ou dans tout autre grand centre. Si les dépenses, ’évidemment considérables, que ce projet nécessiterait, n’empêchent pas sa réalisation, il semble que, grâce à ces dispositions, le côté économique de l’affaire, qui toujours avait été en défaut chez nous dans les tentatives antérieures, donnerait toute sécurité. Les résultats dépendront alors de la conduite commerciale. La difficulté sera d’assurer les débouchés, et de faire régner dans l’atelier une discipline suffisante pour que la clientèle soit toujours satisfaite.

Je dirai cependant toute ma pensée. Si l’on ne trouve pas quelque métier nouveau qu’on puisse faire exercer aux aveugles dans ces ateliers, si l’on s’en tient à la brosserie qui actuellement est en honneur, je doute que les salaires puissent être suffisans. Il est possible que le bon ouvrier, qui gagnera peut-être 3 francs, puisse vivre avec cette somme et faire vivre sa famille, parce qu’au village on vit de peu et parce qu’une coopérative de consommation pourra abaisser encore le prix des denrées. Mais le pauvre maladroit qui n’arrivera pas à se faire plus de 30 ou 35 sous, s’il a plusieurs enfans, comment se tirera-t-il d’affaire ? S’il a une femme active et qui puisse trouver du travail dans le village (ce ne sera pas toujours facile), peut-être y parviendra-t-il ; mais si les charges totales de la maison retombent sur lui, je ne pense pas qu’il en puisse venir à bout facilement. Nous ne pouvons pas oublier les pauvres diables qui perdent la vue tard et qui apprennent un métier nouveau, alors qu’ils n’ont plus la souplesse requise. Voulons-nous leur refuser du travail ? Cela n’est pas possible. Ne perdons jamais de vue que chez les aveugles, entre les capables et les incapables, il y a les demi-capables, si l’on peut ainsi dire, et ces demi-capables doivent travailler eux aussi quand leur infériorité réside, non dans la qualité du travail, mais dans la rapidité de l’exécution. Si nous ne nous arrêtons pas au type du heim